LA THÉRAPIE FÉMINISTE : DÉ-PATRIARCALISER NOS PSYCHISMES

Pour les thérapeutes féministes, le patriarcat est une source majeure – si ce n’est LA source – de maintes souffrances psychiques. Le patriarcat est une formation sociale dans laquelle les hommes détiennent le pouvoir, et où le masculin est systématiquement avantagé au détriment du féminin. Il fonde des normes qui fabrique et protège l’hégémonie masculine, mais aussi hétérosexuelle et cisgenre. A l’origine du terme il y a l’organisation familiale. Les sphères privée et publique fonctionnent sur ce principe qui devient norme. Par extension, le patriarcat devient un modèle d’organisation sociale.

Le patriarcat repose sur une différenciation fondée sur le genre. Car pour désigner le chef de famille et les membres sous ses ordres, donc désigner la classe des dominants et la classe des dominé·es, il faut bien les distinguer. Cette distinction est élaborée à partir de l’organe sexuel : à la naissance est assigné un sexe, féminin ou masculin, en fonction de cet organe, dont découlera une socialisation genrée, laquelle modèle nos subjectivités, nos goûts, nos comportements, en fonction de l’appropriation et/ou de la résistance à disciplinarisations. 

Leaving Patriarchy in the Past | Christianity Today

Pour Carol Gilligan, « le patriarcat se définit comme une culture fondée sur la binarité et la hiérarchie des genres, un cadre ou une lunette qui :

  1. Nous pousse à percevoir certaines compétences humaines comme « masculines » ou « féminines » et nous enjoint à favoriser ce qui relève du masculin.
  2. Élève certains hommes à un rang supérieur à celui d’autres hommes, et tous les hommes au-dessus des femmes.
  3. Impose une scission entre l’individu et le collectif, de sorte que les hommes ont leur identité propre, tandis que les femmes sont idéalement sans individualité propre et désintéressées. Les femmes se tournent ainsi vers les autres afin de nouer des relations qui servent subrepticement à répondre aux besoins des hommes. »1

Le patriarcat est donc nuisible tant aux femmes qu’aux hommes puisqu’il oblige ces derniers à agir comme s’ils n’avaient pas besoin de rapport à autrui, et les femmes à se comporter comme si on niait leur identité propre. Il ampute hommes et femmes de certains de leurs besoin humains fondamentaux.

Ce système qui présuppose la supériorité des hommes et attend la soumission « naturelle » des femmes a des conséquences très concrètes dans la vie des individus, notamment chez ces dernières et chez les personnes minorisées – toutes celles qui ne sont pas des hommes blancs cisgenres hétérosexuelles. Conséquences qui affectent la psyché (et les corps) de nombreuses personnes et sont les principales causes de la souffrance humaine – c’est l’idée révolutionnaire de la thérapie féministe : le patriarcat est la source de la détresse. Je vais donc explorer ici l’impact du patriarcat sur la santé mentale afin de mieux comprendre la pertinence d’une approche féministe dans la psychothérapie, en me basant sur des études à propos de la santé mentale des femmes cisgenres.

LES FEMMES SOUFFRENT PLUS DE TROUBLES DE SANTÉ MENTALE QUE LES HOMMES

L’idée dans la thérapie féministe que le patriarcat est l’une des principales sources de la détresse psychique, voire comme la cause de la souffrance, a été documentée par de nombreuses études2. Je vais en préciser les grandes lignes en m’appuyant sur trois rapports francophones récents : une étude de l’impact des facteurs de vulnérabilité psychosociaux sur la santé mentale des femmes, publiée en 20153 ; le rapport « Sexe, genre et santé » de la Haute Autorité de Santé de 2020, qui selon un modèle bio-psycho-social tient autant compte du bio lié au sexe que d’autres facteurs lié au genre dans la santé physique et mentale4 ; le rapport d’information déposé par la délégation de l’Assemblée Nationale aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur la santé mentale des femmes, en France, en juillet 20235. Ces études, par leur approchée genrée, cherchent à distinguer les facteurs biologiques des facteurs en lien avec l’apprentissage et l’environnement, tout en explorant leurs interactions, et permettent d’établir que les inégalités entre les sexes favorisées par le patriarcat peuvent affecter la santé, tant physique que mentale.

« Les femmes souffrent de façon disproportionnée de certains troubles mentaux et sont plus fréquemment exposées aux facteurs sociaux qui favorisent la détresse psychique » et « Plus que les variations hormonales, il semblerait que la santé mentale des femmes soit surtout associée positivement avec l’état général de santé, et les variables psychosociales »6. En somme, une catégorie de personnes, parce qu’elles ont été assignées femmes à la naissance, sont plus exposées à des souffrances psychiques. L’agencement binaire de la société patriarcale est bien une source de détresse psychique.

MAÎTRISER SON EXISTENCE : UN FACTEUR D’ÉQUILIBRE PSYCHIQUE

Dans l’étude « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », les auteurices analysent les facteurs de vulnérabilité (FV) – en s’inspirant du modèle écologique de l’OMS (facteurs individuels, relationnels, communautaires et sociétaux) – impactant la vie psychique des femmes. Globalement, les femmes ont moins accès que les hommes aux facteurs permettant d’avoir un meilleur équilibre psychique, et sont plus concernées par les facteurs défavorisant cet équilibre. Parmi les facteurs individuels, la conviction de pouvoir maîtriser son existence est un facteur important d’équilibre psychique. Or, cette conviction est moins marquée chez les femmes. En termes féministes, on pourrait dire que la possession et la sensation de posséder du pouvoir, de la puissance d’agir, sont moins présentes dans le groupe des femmes et que l’empowerment vise à restaurer cet équilibre.

Ce sentiment de pouvoir maîtriser son existence dépend de plusieurs autres facteurs, notamment les facteurs sociétaux et environnementaux comme l’économie. Ces facteurs contribuent à la bonne santé mentale car ils ont des conséquences évidentes sur la qualité de vie. Le faible revenu, la pauvreté ont un rôle marqué sur la détresse psychique et la maladie mentale chez les femmes7. Or on sait que les femmes sont en plus grande situation de précarité. « Le niveau de revenus et la qualité du logement constituent une dimension importante de la sensation de bien-être des individus. En cas de ressources insuffisantes ou de logement inadapté aux besoins, surtout lorsqu’il y a des enfants à charge, le bien-être des individus se trouve altéré et leur santé mentale menacée par des conditions de vie difficile ou par l’angoisse qu’engendre le sentiment d’insécurité matérielle. Les femmes sont concernées au premier chef par ces phénomènes. »8 Rappelons que selon l’INSEE, en 2021, le revenu salarial moyen des femmes était inférieur de 24 % à celui des hommes dans le secteur privé : 18 630 euros annuels pour les premières contre 24 640 euros pour les seconds. Le divorce est la séparation aux effets les plus négatifs : selon l’INSEE, il engendre une perte de niveau de vie de 22 % pour les femmes contre 3 % pour les hommes. La monoparentalité est un autre facteur de vulnérabilité environnemental favorisant la précarité. En France, selon l’INSEE, en 2020, 25 % des familles comportant au moins un enfant mineur sont monoparentales (soit deux millions de familles) et 82 % de ces familles monoparentales reposent sur des femmes. Lesquelles doivent assumer à la fois leurs responsabilités maternelles et leur vie professionnelle. La monoparentalité va donc souvent de pair avec des conditions de vie plus difficiles, tant d’un point de vue matériel que psychique.

LA CHARGE MENTALE : UN FLÉAU POUR LES PERSONNES ASSIGNÉES FEMMES

Cette précarité des femmes est aussi liée à d’autres facteurs. Toutes les études montrent le rôle majeur de la charge mentale dans la santé mentale des femmes. « L’une des principales différences entre les conditions de vie des hommes et des femmes est constituée par la charge mentale beaucoup plus lourde en ce qui concerne les femmes, du fait des multiples injonctions sociales qui pèsent sur elles, rendant leur quotidien difficile et fragilisant ainsi leur santé mentale. »9 Cela a à voir avec le fait que, dans la division hiérarchisée des attributs genrés, le dévouement est considéré comme la principale vertu des femmes. La vision traditionnelle de la répartition des responsabilités homme/femme constitue en soi un facteur de vulnérabilité, en soulignant la passivité, la soumission et la dépendance des femmes et en leur imposant le devoir de prendre soin des autres, y compris dans des travaux non rémunérés (domestique, agricole)10. Ceci les pousse à prendre soin, à prendre en charge, dans le foyer comme dans le travail où elles sont sur-représentées dans les métiers du care, ces métiers du soin aux autres (soin des enfants, des malades, des personnes âgées), des métiers plus précaires, plus contraignants, et à faible reconnaissance, que ce soit une reconnaissance symbolique ou financière. Parce que ce sont des métiers vus comme des métiers de femmes, ils sont moins bien rémunérés et peu valorisés. De plus, les métiers du care sont éprouvants sur le plan émotionnel. Cette pénibilité impacte la santé et la santé mentale11.

A cela s’ajoutent « Le culte de la perfection et de la performance [,] générateurs de frustration, de sentiment d’échec, de perte de confiance en soi et de dégradation de l’estime de soi face à cette pression sociale qui pousse les femmes à être accomplies sur tous les plans : elles doivent réussir leur carrière professionnelle, leur vie de femme, d’épouse, d’amante et de mère également, en donnant à leurs enfants une éducation parfaite. Cette tension constante, source d’épuisement, obère indéniablement le bien-être et l’équilibre psychologique des femmes et peut déboucher sur des troubles psychiques avérés, ainsi que des addictions. »12

La charge mentale engendre des maux qui amènent de nombreuses femmes en consultation thérapeutique : « la fatigue mentale entraîne des conséquences sociales importantes qui peuvent mener jusqu’à l’isolement : disputes et conflits au sein du couple ; insatisfaction constante ; sentiment d’injustice et culpabilité ; dépression. Elle peut être à l’origine de burn-out professionnel et domestique. Sommées d’être des épouses parfaites, des mères présentes et des travailleuses hors pair, les femmes subissent une pression sociale telle qu’elles n’arrivent plus à gérer leur quotidien et se sentent submergées à la maison comme au travail : manque de concentration, mémoire défaillante, mauvaise gestion des priorités, etc. »13

Les femmes sont plus touchées par le burnout tant au niveau professionnel que parental (les deux étant parfois liés)14. Un discours sexiste dirait qu’elles sont plus fragiles, supportent moins la pression. Mais « dans le monde professionnel, du fait de la persistance des stéréotypes genrés, les femmes doivent démontrer en permanence leur légitimité et doivent ainsi se battre, travailler plus durement qu’un homme, affronter au quotidien des considérations sexistes et machistes, s’imposer, trouver leur place, ce qui nécessite une vigilance de tous les instants et engendre une tension permanente. »15 Sans compter la double journée de travail notamment pour les mères de famille. Surtout si la famille est monoparentale, où les femmes sont sur-représentées comme je l’ai mentionné – on constate que les facteurs se multiplient.

L’ADOLESCENCE : UN ÂGE CRITIQUE

Les études mentionnent certaines périodes de vulnérabilité dans la vie d’une femme : l’adolescence, la grossesse et ce qui concerne la maternité, les femmes séniores. D’après le rapport de 2023, les adolescentes sont en plus grande souffrance que les garçons, les filles ont un sommeil de moins bonne qualité, ont plus de pensées suicidaires, font plus de tentatives de suicide que les garçons. Cela serait principalement dû à une forte pression : pression à la réussite scolaire et sociale, pression à se conformer aux stéréotypes de genre, notamment concernant l’apparence physique, très mise en avant chez les filles. Lors de cette période de forte socialisation genrée, les normes de féminité peuvent affecter la santé, car les incitations sociales à atteindre des standards de féminité inatteignables sont corrélées à une estime de soi sensiblement réduite à l’adolescence. À terme, d’après le rapport de la HAS, cela peut mener à de précoces épisodes dépressifs et pousser à adopter des comportements à risque (consommations dangereuses, relations sexuelles non protégées…)16

Des comportements que la psychiatrie peut considérer chez les femmes comme des symptômes d’un trouble borderline. Mais définie par un patriarcat qui les dévalorise, l’idéologie de la féminité, traduisant un rôle passif de la femme lors des relations sexuelles, a été liée à une santé sexuelle plus mauvaise. D’après la HAS, et selon une étude menée aux États-Unis en 2011, les jeunes femmes plus exposées à cette idéologie présentaient une moins bonne connaissance des risques liés à la sexualité, une moins bonne assurance durant les rapports et une moindre estime de leur corps lors des premiers rapports17.

« Selon le psychiatre Christophe André, on note chez les adolescentes trois composantes dans l’estime de soi, dont la principale, pour des raisons culturelles, est souvent l’apparence physique, ce que les autres perçoivent en premier. Autre aspect : le sentiment de popularité, c’est-à-dire le sentiment que l’on a d’être appréciée par les autres et d’avoir sa place auprès d’eux. Enfin, la troisième dimension de l’estime de soi fait référence aux compétences. Par exemple, si l’on est doué en sport ou que l’on a un talent artistique particulier, on se sent alors valorisé. La comparaison sociale, si elle commence dès les premières socialisations à l’école élémentaire et dans le cercle proche avec le désir d’appartenance à un groupe, est donc très largement accentuée par les réseaux sociaux qui jouent pleinement sur ces trois composantes. Son corollaire, le rejet, lorsqu’il est social et virtuel, peut être aussi douloureux, si ce n’est plus, que l’expulsion réelle d’un groupe. Certains parlent même de « cyber-ostracisme », pour qualifier cette mise à l’écart numérique. »18 Pour répondre à leur besoin d’intégration, les jeunes femmes peuvent donc percevoir une forte pression concernant les normes du féminin, avec des risques pour leur estime d’elles-mêmes.

GROSSESSE ET MATERNITÉ : DES RISQUES DE VULNÉRABILITÉ PSYCHIQUE AUGMENTÉS

Autre période de vulnérabilité : la grossesse. La femme est perçue comme accomplie lorsqu’elle devient mère, idée reçue patriarcale qui les cantonne à ce rôle, même si les avancées du féminisme ont permis d’obtenir plus de contrôle sur les naissances avec la contraception et le droit à l’IVG – du moins dans certains milieux, urbains et de classe moyenne et supérieure. « Cette idéalisation de la parentalité peut entraîner de la honte ou de la culpabilité, ainsi que l’impression d’être un mauvais parent, quand la situation est vécue différemment. »19 Ce constat est surtout fait chez les femmes, qui portent la plus grande part de la charge parentale. Par ailleurs la grossesse elle-même met les femmes face à un risque de suicide : « les suicides représentaient la première cause connue de décès maternels en période périnatale (13,4% de l’ensemble des décès), soit 1,4 femme pour 100 000 naissances vivantes. La majorité des suicides (77 %) s’étaient produits après le 42e jour post-partum et en médiane vers le 4e mois post-partum. Les différents facteurs de risque retrouvés en France comme à l’international étaient notamment : la précarité, l’isolement, des événements de vie douloureux, des antécédents psychiatriques et des complications pendant la grossesse ou l’accouchement ». En somme, des facteurs principalement économique et sociétaux. Deux mois après l’accouchement, 16,7 % des femmes présentent une dépression du post-partum, et la part des femmes ayant déclaré se sentir « bien » sur le plan psychologique durant la grossesse est en diminution (63,2 % en 2021 contre 67,7 % en 2016). 15 à 20 % d’entre elles décrivent un vécu traumatique de leur accouchement20

Enfin, certaines lois ou l’absence de législation protectrice renforcent les facteurs de vulnérabilité, tels que le divorce, l’IVG, les violences conjugales.21 On sait par exemple que ces dernières augmentent durant la grossesse. Cela peut affaiblir la conviction de pouvoir maîtriser son existence dont on a vu qu’elle est un facteur important d’équilibre psychique.

Enfin, tout ceci peut avoir également des conséquences sur le lien d’attachement avec l’enfant et on peut donc en déduire que de nombreuses personnes souffrent de « troubles de l’attachement » en raison des difficultés rencontrées par leur mère lors de sa grossesse ou peu après.

VIEILLIR : LA FIN DE LA FÉMINITÉ

Enfin, l’âge joue un rôle pour les femmes. D’abord en milieu de vie lors de la ménopause, puis plus tard, dans la vieillesse. Point intéressant de l’étude de 2015 : la perte de l’identité du rôle sexuel (problème d’infertilité, ménopause) a plus d’impact sur la santé mentale des femmes que des hommes. Vieillir pour une femme, c’est perdre sa féminité. Une femme ne pouvant plus correspondre aux stéréotypes de son genre sera affectée psychiquement. Ainsi des femmes ménopausées, qui ne peuvent plus répondre aux rôles de mère attendue, mais aussi en raison d’une perception stéréotypée de la femme ménopausée. Daniel Delanoë, psychiatre et anthropologue, dénonçait dès 2004 le fait que, « contrairement à une idée reçue et très largement partagée, la ménopause n’est pas tant un fait biologique, qu’un fait social, historiquement et récemment construit »22 Selon lui, souvent perçue comme étant un « âge critique », la période de la ménopause est décrite comme « la fin de la féminité et de la jeunesse ». Donc dans une société qui valorise la féminité et la jeunesse – la seconde étant d’ailleurs un critère de la première -, perdre ces attributs peut être source de souffrance. Alors que les hommes vieillissants ne sont pas si stigmatisés ; ils restent plus épargnés par l’âgisme, cette discrimnation liée à l’âge, quand les femmes vieillissantes souffrent à l’intersection du sexisme et de l’âgisme. 

L’âge de la ménopause se situe entre 45 et 55 ans. Dans notre culture, les récits, les idées reçues, les mythes concernant la femme de cet âge indiquent clairement qu’elles sont sorties du « marché de la bonne meuf » pour reprendre l’expression de Virginie Despentes. Or, et j’y reviendrai dans ce mémoire, les théories féministes montrent que les femmes sont poussées à se considérer comme incomplètes et donc être complétées par un homme, légende du couple et de l’amour romantique permettant d’assurer un travail gratuit des femmes au bénéfice des hommes.  Dès lors, une femme sortant du champ du désir masculin devient implicitement une femme « inutile », d’autant plus qu’à cet âge les enfants devenus grands ont moins besoin de leur mère, qui a pu (dû) construire le sens de sa vie sur le dévouement aux autres, à ses enfants notamment. Ceci est confirmé par la culture : les célébrités masculines sont en couple avec des femmes bien plus jeunes, alors que l’inverse est rare et souvent critiqué et moqué – voir le couple Macron. Les « couples mythiques » du cinéma auraient pu jouer les père/fille : par exemple, le couple Lauren Bacall / Humphrey Bogart du Port de l’Angoisse (lui avait 45 ans, elle 20) ou celui de James Stewart et Kim Novak dans Vertigo (lui avait 50 ans, elle 25). Récemment, l’actrice Maggie Gyllenhaal, a été à 37 ans jugée trop vieille pour jouer la femme d’un homme de… 55 ans ! 23 Très peu mise en avant dans les médias, dans les récits culturels, la période de la ménopause reste invisible et ne montre jamais la réalité des femmes, ce qui contribue à une perception dévalorisée. Seuls semblent exister les jolies jeunes femmes minces et blanches, reléguant toutes les autres dans les limbes de la honte d’exister. L’impact sur l’estime de soi des femmes recevant sans cesse ce message est massif. Anxiété et dépression sont ainsi plus présentes24.

Une femme perdant l’identité de rôle sexuel est affectée psychiquement, mais également si elle s’y plie trop, ou insuffisamment. Le rapport de 2023 explique, avec la sociologue Caroline de Pauw, que les femmes sont plus diagnostiquées parce que les symptômes des troubles correspondent au rôle social qu’on attend d’elles. Elle cite par exemple le syndrome de dépendance – sur lequel je reviendrai. Mais le contraire s’observe aussi ! Si des femmes ne répondent pas aux attentes sociales, qu’elles s’y opposent notamment par la violence, elles vont être plus facilement diagnostiquées bipolaires. Les rôles sociaux influencent l’identification des symptômes chez les deux sexes25. En somme, trop répondre aux normes de genre, ou s’y opposer, suscite plus facilement un diagnostic psy. De nombreuses psychologues féministes se sont penchées sur le controversé « trouble de la personnalité borderline », si aisément attribué aux femmes victimes de violences sexuelles, donc victimes du patriarcat, et exprimant une bien normale colère. Or la colère est une émotion valorisée chez les hommes, mais faiblement tolérée chez les femmes.

Concernant les femmes séniores, « en 2006, le projet Esprit a mis en lumière l’ampleur des problèmes de santé mentale chez les personnes âgées de plus de 65 ans. Cette étude révélait que 17 % des sujets présentaient un trouble psychiatrique, dont la dépression majeure (3,1 %), les troubles anxieux généralisés (4,7 %), les phobies (10,7 %) et les pensées suicidaires (10 %). Surtout, elle démontrait qu’à âge constant, ces pathologies étaient deux fois plus présentes chez les femmes que chez les hommes. »26 La santé mentale du sujet âgé peut se trouver fragilisée dans un contexte d’événements de vie stressants (deuils), d’isolement et de handicaps, plus fréquents chez les femmes du fait d’une espérance de vie plus longue. La prévalence des troubles dépressifs déclarés dans notre pays en 2009 est deux fois plus élevée chez les femmes (13 %) que chez les hommes (6,4 %). Les inégalités économiques et sociales en défaveur des femmes les y exposent davantage. Plus particulièrement, les données nationales mettent en évidence que le sexe féminin, au même titre que l’inactivité professionnelle, de faibles niveaux de revenus, les ruptures conjugales (veuvage, divorce) et, dans une moindre mesure, le célibat, est positivement associé à la survenue d’un évènement dépressif caractérisé dans l’année27.

LES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES CRÉENT DES SOUFFRANCES PSYCHIQUES

Autre facteur de vulnérabilité, considérable : les violences faites aux femmes. Les services de sécurité ont enregistré 208 000 victimes de violences commises par leur partenaire ou ex-partenaire en 2021, soit une augmentation de 21 % par rapport à 2020. En 2021, 88 % des mis en cause pour violence conjugale sont des hommes. Ces violences existent dans tous les milieux socio-économiques et peuvent entraîner de nombreux troubles psychiques (anxiété, dépression, tentatives de suicide), sans exclusivité pour un âge de la vie28, ainsi que des états de stress post-traumatique. Le phénomène d’emprise, relevé par le rapport 2023, qui consiste à saper l’estime et la confiance en soi de l’autre à lui aussi des conséquences délétères sur la santé psychique. Les impacts traumatiques des violences sexistes, sexuelles, conjugales, amplement documentés par Muriel Salmona, reste largement méconnus, y compris des professionnel·les du soin. Or les féministes ont démontré que les violences faites aux femmes sont systémiques, qu’elles sont permises voire favorisées par la culture patriarcale, et notamment ce qu’on appelle la culture du viol. Ce qui laisse supposer que les difficultés psychiques de nombreuses femmes n’ont pas tant à voir avec les conflits intra-psychiques qu’avec un environnement patriarcal.

De nombreuses études font état du lien entre stress post-traumatique et sexisme, allant du « sexisme ordinaire » quotidien et aux micro-agressions, à l’acte criminel comme le viol. Ou de manière plus générale, du fait que les discriminations (sexisme, racisme, LGBTQIA+phobie, âgisme, etc.) sont des forces potentiellement traumatisantes.

Un dernier point à relever est la stigmatisation de la souffrance mentale chez les femmes, qu’on peut appeler la psychophobie, discrimnation qui vient s’ajouter à celles dont elles souffrent déjà : « la forte stigmatisation dont sont victimes les personnes atteintes de troubles psychiques touche encore plus fortement les femmes que les hommes. Entendue par vos rapporteures, Mme Claude Finkelstein, présidente de la fédération nationale des association d’usagers en psychiatrie (FNAPSY) indiquait qu’en matière de troubles psychiques et mentaux, on dénote un plus grand sentiment de honte chez les femmes. Cette honte est gérée différemment par les hommes qui arrivent à mieux s’en sortir, notamment par des stratégies de fuite hors du domicile (rencontres amicales, sport, travail, etc.). Selon elle, « les femmes se cachent beaucoup, souffrent en silence et n’osent pas le dire, ni le montrer. Lorsqu’elles l’expriment, elles sont d’ailleurs beaucoup plus stigmatisées que les hommes. À cet égard, on se trouve dans une transition sociétale, avec un regard sur la souffrance psychique qui n’est pas identique suivant qu’il s’agit des femmes ou des hommes. » »

ET LES HOMMES ?

Ces études se concentrent essentiellement sur la santé des femmes cisgenres. Le rapport de la HAS mentionnent l’impact des normes dominantes des masculinités, souvent représentées par des hommes hétérosexuels de la classe moyenne, sur les autres hommes. Ces normes peuvent marginaliser ceux n’y correspondant pas à, comme les hommes gays, les hommes trans, les hommes issus de milieux socio-économiques inférieurs ou encore les hommes appartenant à des minorités ethniques. Et engendrer chez ces hommes hors de la norme une souffrance psychique. Mais les hommes s’y pliant peuvent aussi souffrir : « ces normes [de masculinité] renforcent certains comportements des hommes, défavorables à leur santé, car le recours à un soutien extérieur serait considéré comme un symptôme de faiblesse et de vulnérabilité, ou de féminité. D’où des comportements néfastes : se réfugier dans des dépendances, ignorer les besoins de traitement, éviter de demander de l’aide ou nier leur état d’inconfort. »29

Les hommes en souffrance cherchent moins d’aide, consultent moins – ils sont d’ailleurs moins nombreux à consulter un·e thérapeute. Certains des comportements attendus d’une masculinité dite « traditionnelle » sont également des facteurs qui augmentent le risque de détresse psychologique et de suicide. Parmi ces facteurs de risque, outre cette réticence à demander de l’aide, on peut compter : une mentalité hyper-masculine bloquant la régulation émotionnelle (ex : «  les garçons ne pleurent pas  »), l’isolement social ou le fait d’avoir peu de liens de qualité, l’agressivité, la prise de risque, la consommation problématique d’alcool ou de drogues et une ou des tentatives de suicide passées. « La demande d’aide et la relation d’aide demandent de prendre conscience de son état mental, de partager des éléments de sa vie privée, de faire preuve de vulnérabilité et parfois de parler de ses échecs. Comme plusieurs hommes apprennent dès un jeune âge à banaliser leurs symptômes, à nier la souffrance et à être autosuffisants, demander et recevoir de l’aide en santé mentale peut paraitre comme des comportements contraires à ceux attendus d’une masculinité «  traditionnelle  »30.

Ainsi les hommes n’ont pas moins de besoin en santé mentale, mais sont dans l’impossibilité d’y répondre s’ils veulent se conformer à leur rôle de genre, lequel ne tolère pas d’afficher sa vulnérabilité, impose d’être fort et indépendant, et coupe les hommes de leurs ressentis.

On constate alors que de nombreuses souffrances psychiques ont à voir avec un contexte patriarcal, qui créent ou accentuent des facteurs de vulnérabilité, générant anxiété, dépression, estime de soi, honte, culpabilité, etc. Il devient logique de questionner ce contexte dans un cabinet où ces souffrances sont posées, en sondant le rapport de la personne à son genre et l’impact que le patriarcat et ses mythes peut avoir sur elle. Se « dépatriarcaliser » peut-il aider la personne à soulager ses maux ? Une thérapie politique est-elle envisageable ?

  1. Carol Gilligan, Namoi Snider, Pourquoi le patriarcat ?, Champs Essais, Flammarion, 2021, p.14.
  2. Notamment américaines. Pour exemple : https://psycnet.apa.org/record/2014-05943-001. Voir aussi https://en.wikipedia.org/wiki/Mental_disorders_and_gender qui cite de nombreuses recherches sur les liens entre genre et santé mentale
  3. Gioninta Papanikola, Daniela Borcan, Evangelia Sanida, Emmanuel Escard, « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », Revue Médicale Suisse, n°487, Septembre 2015 ;  https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2015/revue-medicale-suisse-487/sante-mentale-au-feminin-entre-vulnerabilite-intrinseque-et-impacts-des-facteurs-psychosociaux
  4. Sexe, Genre et Santé. Rapport d’analyse prospective, HAS, 2020 ; https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2020-12/rapport_analyse_prospective_2020.pdf
  5. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, Rapport d’information fait au nom de la Délégation aux Droits des Femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, sur la santé mentale des femmes, Assemblée Nationale, Juillet 2023 ; https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/ega/l16b1522_rapport-information
  6. « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », op.cit.
  7. Ibid.
  8. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, op. cit., p.73.
  9. Ibid., p.36.
  10. « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », op.cit.
  11. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, op. cit., p.45.
  12. Ibid., p.37.
  13. Ibid., p.40.
  14. « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », op.cit.
  15. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, op. cit., p.44.
  16. Sexe, Genre et Santé. Rapport d’analyse prospective, HAS, p. 29 et p.23.
  17. Sexe, Genre et Santé. Rapport d’analyse prospective, HAS, p.30.
  18. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, op. cit., p.48.
  19. Ibid., p.55.
  20. Ibid., p.57.
  21. « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », op.cit.
  22. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, op. cit., p.70.
  23. https://www.liberation.fr/cinema/2015/05/22/pour-hollywood-maggie-gyllenhaal-est-trop-vieille-pour-coucher-avec-un-homme-de-55-ans_1314438/
  24. Sexe, Genre et Santé. Rapport d’analyse prospective, HAS, p.23 et p.25.
  25. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, op. cit., p.33.
  26. Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, op. cit., p.66.
  27. Sexe, Genre et Santé. Rapport d’analyse prospective, HAS, p.46.
  28. Ibid., p.30.
  29. Ibid.
  30. https://acsmmontreal.qc.ca/news/la-masculinite-toxique-un-obstacle-a-la-sante-mentale-des-hommes%E2%80%89/