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Le PTMF : nos souffrances font du sens

Dans le PTMF (Power Threat Meaning Framework), notre souffrance, nos comportements ou nos émotions douloureuses ne sont plus perçu·es comme les symptômes d’une maladie mais comme les réponses sensées et compréhensibles face à des expériences de vie difficiles. Ce cadre théorique s’inspire de ce qu’on appelle la trauma-informed approach, qu’on peut traduire par l’approche sensible au traumatisme ou informée par le trauma. Les spécialistes du trauma1 ont ainsi établi que ce qu’on appelle symptômes face au traumatisme (comme la dissociation qui consiste à se couper de ce qui se passe ou s’est passé, en oubliant le souvenir traumatisant ou en ne ressentant plus son corps par exemple) sont avant tout des réponses de survie. Plutôt que des signes de maladies. 

À partir de cette conception, et en élargissant au-delà du traumatisme à toutes les expériences de vie et conditions d’existence de l’individu, les personnes avec des détresses mentales ne sont pas malades, ne sont pas les victimes malheureuses d’un déséquilibre de leurs neurostransmetteurs, mais des agent·es, actifs·ives, qui ont fait ce qu’iels ont pu, avec les ressources dont iels disposaient, pour affronter les difficultés voire les expériences traumatiques qu’iels ont rencontré au cours de leur existence

De fait, au lieu de se demander « Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? », ce modèle pose d’abord la question : « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? » C’est-à-dire : « Quelle est ou quelle a été l’influence du pouvoir sur votre vie ? ». 

Au lieu de se demander « Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? », le modèle PTMF pose d’abord la question : « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? ». C’est-à-dire : « Quelle est ou quelle a été l’influence du pouvoir sur votre vie ? » 

Et de cette question princeps en découle d’autres, qui redonnent pleinement à la personne la possibilité de construire son propre récit, de reconstituer son histoire et de s’envisager non plus comme un·e malade ou une personne défectueuse mais comme quelqu’un qui a été capable de s’adapter à des conditions de vie pour survivre, voire comme un·e suvivant·e. D’ailleurs, d’ancien·nes patient·es des hôpitaux psychiatriques, se disent survivant·es de la psychiatrie – car ces institutions peuvent être maltraitantes. Et des féministes parlent souvent de survivantes en parlant des victimes de violences sexuelles. On est loin de l’imaginaire collectif du survivant, ce héros solitaire qui a bravé des épreuves apocalyptiques. Il n’y a qu’à taper « survivant » dans Google Images pour se rendre compte de ce qu’est, dans notre culture, un survivant : un mec, blanc, seul, musclé, barbu (il n’a pas pu se raser car il était occupé à survivre), l’air tendu et les mâchoires crispées (il a le seum). Alors venir dire que des meufs « hystériques » ou des personnes ayant des TOCS, des ados anorexiques ou des papis dépressifs seraient… des survivant·es ! C’est pas très raccord avec le discours dominant…

Le pouvoir au coeur de notre santé mentale

Avant d’explorer les autres questions que posent le PTMF, j’aimerais développer cette question du pouvoir, ce Power essentiel dans ce modèle. Parce que c’est le coeur de ce cadre : la détresse n’est pas liée à des biomarqueurs (que la psychiatrie peinent toujours à trouver)2 mais à nos relations avec le pouvoir. 

Cette hypothèse rejoint celle de la thérapie féministe qui a été mise en place dès les années 1970 et parlait déjà de disempowerment et d’empowerment (perte de pouvoir, reprise de pouvoir). C’est-à-dire qu’elle ne cherche pas en priorité à réduire les symptômes mais à redonner du pouvoir à des personnes dont le pouvoir est diminué. Et les symptômes, les signes de détresse, sont vus comme les conséquences de cette perte de pouvoir, et les réponses face à cette perte. Par exemple : la colère – disproportionnée3.

Et avec le PTMF, le pouvoir vient bousculer, déjà, le pouvoir en place qu’est le récit dominant de la psychiatrie et du discours psychopathologique. Mais aussi, même si les auteurices du PTMF ne l’écrivent pas ouvertement : le grand récit patriarcal. Et je dirais même, pour reprendre une formule de bell hooks : le patriarcat blanc suprémaciste impérialiste capitaliste.

Le modèle PTMF repose sur le pouvoir : en avoir, ne pas en avoir, quel type de pouvoir on a, comment on s’en sert, quel type de pouvoir on subit, comment on y fait face… Avec l’idée que les inégalités de pouvoir jouent un rôle majeur dans la détresse émotionnelle et psychique.

Mais, déjà, qu’est-ce que le pouvoir ? Quelle est votre définition par exemple ? Pour beaucoup, quand on aborde ce sujet en thérapie, le mot lui-même n’est pas apprécié, le pouvoir est perçu négativement, comme un « pouvoir-sur » pour reprendre la formule de l’écoféministe Starhawk4. Le pouvoir-sur, c’est tous les processus de dominations inhérentes aux institutions de la société, familiales, professionnelles, scientifiques, religieuses, politiques. Cette conception du pouvoir est celle d’une personne sur une autre, ou d’une institution sur des personnes. Il a à voir avec l’influence, le contrôle de l’autre. Et il est subi, en face.

Mais il est un autre pouvoir, qu’on pourrait appeler le pouvoir-de, c’est-à-dire le verbe pouvoir, le « je peux ». Et là, ça à voir avec les ressources de la personne, ce qu’elle peut faire selon les circonstances. Et tout le monde a des ressources.

Le PTMF relève plusieurs catégories de pouvoir dont le principal est le pouvoir idéologique, car il influence les autres formes de pouvoir. C’est celui qui permet de contrôler les normes, les croyances d’une société, ses stéréotypes, ses définitions identitaires, la façon dont nous nous percevons, dont nous percevons les autres, et le monde. C’est celui qui donne sens à tout cela, à travers les discours, le langage, les mots que l’on peut mettre sur nos ressentis, nos expériences, nos vécus, nos pensées. Ou que l’on ne peut pas mettre, car le pouvoir idéologique est aussi celui de faire taire, de silencier, d’empêcher de mettre des mots.

Il me semble par exemple que la culture du viol, la culture de l’inceste5 en font partie. Car elles formatent des idées reçues, des conceptions de ce que c’est qu’un viol, une victime, un agresseur, et imposent aussi le silence là où ça arrange, notamment sur l’inceste. Par exemple, cette idée que le « vrai viol », c’est celui dans un parking souterrain, par un inconnu armé. Qu’une fille qui a bu et dragué l’agresseur l’a quand même un peu cherché, donc c’est pas vraiment un viol – un processus bien ancré dans notre pays, qui consiste à blâmer la victime et déresponsabiliser le violeur6.

Le récit psychiatrique : un pouvoir idéologique

Le discours psychiatrique est lui-même un pouvoir idéologique. Il s’appuie sur la médecine, la Science, pour proposer une conception de la souffrance sous forme de maladie mentale. Qui aurait pu être tout autre, mais qui, dans notre société occidentale, est celle-ci. Or « l’idée que les « troubles psychiques » relèvent du champ médical n’est qu’une représentation sociale, certes fortement prégnante, mais dont on peut retracer l’histoire sociale pour en souligner l’arbitraire : d’autres représentations auraient été possibles, ni plus ni moins « vraies » mais porteuses d’effets sociaux différents. »7 Et le PTMF – comme la thérapie féministe – est l’une de ces autres représentations possibles. 

Le discours psychiatrique raconte une manière d’envisager la souffrance. Et ainsi, il se base sur un récit, avec ses codes, ses personnages, son vocabulaire, ses décors. C’est presque comme un genre cinématographique ou littéraire. Dans le western, on a le cow-boy, les indiens, le désert, le saloon et sa tenancière, le duel avec les flingues. Dans le genre psychiatrique, on a : le·la médecin, le·la malade, les symptômes, le diagnostic, le DSM, les « maladies mentales », le traitement, l’hôpital, le cabinet du docteur. 

Il y a eu d’autres manières d’expliquer les souffrances mentales, avant la psychiatrie, notamment les souffrances des femmes expliquées par la sorcellerie et la possession démoniaque à une époque plus religieuse8. Dans l’Antiquité, on allait chercher une raison chez les dieux, dans la punition divine associant la folie à la faute, la déraison au péché. 

En tant que récit, la psychiatrie permet d’expliquer les souffrances, de donner du sens à la détresse. Et c’est sans doute parce qu’elle donne du sens, un cadre, qu’elle rencontre un tel succès, et peut être tout à fait bénéfique à certaines personnes. Les humains ont besoin de donner du sens à leur vécu, et ça passe tout le temps par le récit. Nancy Huston parle des humains comme d’une « espèce fabulatrice ». « Devenir soi – ou plutôt se façonner un soi – c’est activer, à partir d’un contexte familial et culturel donné, toujours particulier, le mécanisme de la narration. »9 La psychiatrie met à disposition des outils narratifs pour raconter sa détresse.

Et le PTMF est un récit lui aussi, un récit alternatif, qui pourrait être plus juste et moins stigmatisant que le récit dominant de la psychopathologie fondé sur un pouvoir idéologique – dont la grande force est d’être quasi invisible. Car il se donne comme une évidence, à travers les normes et les représentations, à travers des faits présentés comme scientifiques, objectifs. Qu’on peut donc difficilement remettre en cause. À tel point que le langage psychiatrique passe dans le langage courant – signe de sa dominance -, qu’une ado un peu maigre sera tout de suite taxée d’anorexie ou qu’une personne qui entend des voix sera perçue comme schizophrène, y compris par des non-spécialistes, y compris si dans sa culture d’origine il est tout à fait ok d’entendre des voix.

Une femme dont le comportement ne plait pas (traduction : son comportement ne correspond pas aux normes de genre attendues) est vite qualifiée d’hystérique. Une femme qui reste avec un compagnon violent ? On brandira la carte du Syndrome de Stockholm, ce qui diminue, voire fait totalement taire la légitimation de la violence par le système patriarcal et ses normes de genre, ou par l’amour romantique et l’érotisation de la violence.10 Mettre ainsi le focus sur la victime et sa pathologie détourne le regard de l’agresseur et du système qui l’autorise.

50 nuances de grey, un film qui illustre l’érotisation de la violence et rend désirable l’amalgame entre virilité et domination. Le cinéma est un puissant outil de pouvoir idéologique.

On voit à quel point ce récit psychiatrique s’est immiscé dans nos langues et nos conceptions de qui nous sommes en constatant qu’il est devenu banal de s’auto-diagnostiquer. Ce qui peut pour certain·es être envisagé comme une auto-détermination, une reprise de pouvoir, en montrant que les médecins n’ont pas le monopole de l’identification. Pour d’autres, ce peut être le signe d’une colonisation de nos esprits par le discours psychiatrique. Après tout, « les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître »11 Sans doute ces personnes sont-elles en recherche de sens sur leur détresse, et le récit psychiatrique tient la barre narrative. Il n’est d’ailleurs pas rare d’être soulagé·e de recevoir un diagnostic. Et si cela leur fait du bien, très bien ! Il ne s’agit pas d’interdire le discours psychiatrique, mais bien de proposer d’autres narrations, d’autres façons de comprendre la souffrance. Mais un diagnostic n’est pas toujours soulageant ; cela peut être limitant, stigmatisant, réduisant nos souffrances et nos émotions à des combinaisons de neurotransmetteurs et d’hormones, comme si nous avions attrapé une maladie, ou que nous étions des petits cerveaux atomisés sans lien les uns aux autres ni avec le monde social et politique qui nous entoure.

Surtout, le PTMF reproche au récit psychiatrique de nous éloigner des questions politiques et d’injustices sociales en jeu dans la souffrance. 

La suite et fin de cet article ici : http://www.estellebayon.com/le-power-threat-meaning-framework-3

  1. Je renvoie à deux livres de références : Bessel van der Kolk, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2018. Et la féministe Judith Herman, Trauma and Recovery: The Aftermath of Violence. From Domestic Abuse to Political Terror, Basic Books, 1997.
  2. Un biomarqueur est une caractéristique biologique mesurable, une altération structurelle ou fonctionnelle de nature génétique, épigénétique, neurobiologique (notamment des neurotransmetteurs), endocrinologique et immuno-psychiatrique. En psychiatrie, on va par exemple chercher le(s) biomarqueur(s) de la dépression, ou de la bipolarité. D’ailleurs, une étude de grande envergure a récemment remis en question le rapport entre dépression et déficit de sérotonine, qui est pourtant l’hypothèse globale sur cette « maladie » : https://www.nature.com/articles/s41380-022-01661-0#Sec13
  3. Je renvoie sur ce sujet au livre de Soraya Chemaly, Le Pouvoir de la colère des femmes, Albin Michel, 2019. Et si vous n’avez pas envie de lire, elle en a fait une conférence TED : https://www.ted.com/talks/soraya_chemaly_the_power_of_women_s_anger?language=fr. Vous pouvez lire également mon article : http://www.estellebayon.com/12-femmes-en-colere-episode-1/
  4. Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Cambourakis, 2021.
  5. Juliet Drouar et Iris Brey, La Culture de l’inceste, Seuil, 2022.
  6. Je renvoie à mon article sur l’EMDR, où les croyances négatives de la personne sur elle-même associées au traumatisme semblent souvent liées à une sorte d’inconscient patriarcal, à des idées reçues culpabilisant la victime. http://www.estellebayon.com/emdr-une-therapie-feministe/
  7. Claude Coquelle, Introduction à La part de social en nous. Sociologie clinique et psychothérapies, Editions Erès, 2017.
  8. Voir Thomas Szasz, Fabriquer la folie, Payot, 1976.
  9. Nancy Huston, L’Espèce Fabulatrice, Babel, 2011, p.24.
  10. Voir Solveig Lelaurain et David Fonte, La Violence conjugale, entre vécu et légitimation patriarcale. Contribution pour une psychologie féministe, Éditions Mardaga, 2022. Sur l’amour romantique voir Coral Herrera Gomez, Révolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique, Binge Audio Éditions, 2021. Sur l’érotisation de la violence, voir par exemple Mona Chollet, Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Zones, 2021. Et sur tout ça, voir l’excellent podcast Le Coeur sur la table, de Victoire Tuaillon, chez Binge Audio.
  11. « (For) the master’s tools will never dismantle the master’s house », Audre Lorde, poétesse féministe et lesbienne, militante des droits civiques en faveur des Afro-Américain·es.