Cet article est la suite de : 

http://www.estellebayon.com/le-power-threat-meaning-framework/ (1/3)

et de : http://www.estellebayon.com/le-power-threat-meaning-framework-2/ (2/3)

Dans cette 3e partie, je vous présente plus en détails les principes du PTMF.

« Que vous est-il arrivé ? » Questionner notre rapport aux pouvoirs

Le PTMF liste plusieurs formes de pouvoirs, perçus positivement ou négativement :

  • Le pouvoir idéologique, qui construit les normes sociales, le langage, les croyances, sur les individus et les groupes de personnes. 
    • C’est le pouvoir de déterminer notre sens de l’identité – qui je suis, comment je suis percu·e et me perçois en tant que femme, homme, trans, noir·e, blanc·he, en tant que personne âgée, personne ayant des problèmes de santé mentale, ou une déficience intellectuelle… 
    • C’est le pouvoir de dire aux gens, directement ou indirectement, comment iels doivent penser, ressentir, paraître et se comporter pour être un·e membre acceptable d’un groupe ou de la société. 
    • C’est aussi celui de nous faire taire, nous et/ou notre groupe social, par la critique, la banalisation, l’intimidation, la silenciation ou en pathologisant, en nous qualifiant de « malade mental·e », c’est-à-dire une personne dont la parole a moins de valeur que celui de l’expert – médical.
    • C’est également celui d’interpréter nos expériences, notre comportement et nos sentiments et de leur attribuer une signification. 
    • C’est le pouvoir de valider ou d’invalider certaines personnes ou groupes, et cela en s’appuyant sur les autres formes de pouvoir.
  • Le pouvoir interpersonnel, qui concerne les relations : recevoir des soins et de l’amour, ou être émotionnellement négligé·e ou abandonné·e. Nos relations, notamment dans l’enfance, jouent un rôle majeur sur le sens que nous donnons à notre valeur en tant que personne, notre identité, et la manière dont nous serons aptes à gérer les difficultés à l’âge adulte.
  • Le capital socio-culturel1 : l’éducation, les opportunités de travail, l’entourage, le réseau, la famille, la culture, les connaissances. Tout cela peut renforcer un sentiment d’appartenance, mais créer au contraire un sentiment d’exclusion chez celleux qui en sont dépourvu.
  • Le pouvoir coercitif : c’est le pouvoir par la force, qui contraint ; la violence, les agressions, les menaces physiques, le harcèlement, les violences conjugales, les agressions sexuelles…. Tout ce qui vient intimider, effrayer une personne, et qui là encore influence sa manière de réagir. Par exemple, le fait d’être fréquemment contrôlé ou arrêté par la police sans raison valable, en raison du racisme systémique (le mouvement Black Lives Matter a mis en lumière la discrimnation sur ce point).
  • Le pouvoir légal / juridique : les lois qui ne sont pas à notre avantage, le fait d’être ou ne pas être protégé·e (les forces de l’ordre négligent les plaintes des femmes dans le cadre des violences conjugales2, et seulement 0,6% des violeurs sont condamnés) ou, au contraire, l’expérience positive de se sentir protégé·e par le système juridique.
  • Le pouvoir corporel : la couleur de la peau, le fait d’être condiéré·e comme attractif·tive ou pas selon les normes, d’être en bonne santé physique ou pas, d’être sportif·ive, ou d’avoir une maladie chronique, des douleurs…
  • Le pouvoir économique et matériel : richesse ou pauvreté, notre accès à l’argent, à la nourriture, à des lieux de vie sécurisés (logement, quartier), aux transports, aux soins médicaux, à l’éducation…

Ces pouvoirs s’entrecroisent : le pouvoir économique favorise le pouvoir juridique – on peut se payer de bons avocats en cas de pépins par exemple. Certain·es cumulent les pouvoirs quand d’autres en possèdent peu. Les catégories de personnes discriminées ont moins de pouvoir. Celles qui sont à l’intersection des discriminations voient leur pouvoir diminuer plus encore. Kimberlé Crenshaw parlait d’intersectionnalité dès 1989.

Comment avez-vous été affecté·e par ce qui vous est arrivé ?

Une fois établis nos liens au pouvoir, le Cadre Pouvoir Menace et Sens, ou PTMF, invite à un ensemble de questionnements qui explorent la façon dont nous y avons réagi, en considérant que nos supposés « symptômes » sont des réactions normales et signifiantes. 

Après ce « Qu’est-ce qui vous est arrivé » (c’est-à-dire : « Quelle est ou quelle a été l’influence du pouvoir sur votre vie ? »), les autres questionnements sont : 

  • « Comment avez-vous été affecté·e par ce qui vous est arrivé ? »
  • « Quel sens avez-vous donné à cela ? »
  • « Qu’avez-vous fait pour survivre ? » (Quelles réponses aux menaces avez-vous mis en place ?)
  • « Quelle est votre histoire ? »

L’accompagnement de la personne est nourri et orienté par ces questionnements. La question « Comment avez-vous été affecté·e par ce qui vous est arrivé ? » explore les besoins qui ont pu ou n’ont pas pu être comblés, ceux qui ont été menacés. Que ce soient des besoins lié à la sécurité, aux émotions, aux relations, au corps, etc.

Il reste important de ne pas s’arrêter au négatif, au risque d’enfermer la personne dans une position de victime, passive, qui subit son destin. Mais d’orienter également sur ce qui fonctionne, sur ce qui a fonctionné – C’est là que la logothérapie, que j’utilise également, est un support pour explorer les valeurs, les moments sensés de l’existence, là où la vie de la personne fait ou faisait sens, pour retrouver ou créer des sources de sens, qui motivent, qui la (re)mettent en mouvement.

Quel sens avez-vous donné à cela ?

« Quel sens avez-vous donné à cela ? », c’est ce qu’a fait la personne face à ces menaces et cette confrontation au pouvoir. Souvent dès l’enfance ou l’adolescence, elle a pu installer, inconsciemment le plus souvent, des scénarios, des croyances, sur elle-même et/ou sur son groupe (sa communauté, sa famille, les gens qui lui ressemblent), sur les autres, sur le monde. « Je suis une mauvaise personne », « Je ne peux compter que sur moi-même », « Je suis nul·le », « Je ne réussirai jamais », « Je suis différent·e des autres », « Nous serons toujours laissés de côté », « C’est pas pour nous », « Les hommes sont tous des salauds », etc.

Ces pensées s’accompagnent de manières de réagir, de ressentis qui ont souvent à voir avec l’impuissance, la honte, la tristesse, le dénigrement de soi, la frustration, la colère, l’envie, le sentiment d’injustice, un « syndrome » d’imposture, l’anxiété, la peur, l’insécurité. Ils sont en lien avec le pouvoir subi, ou manquant. L’identité se construit sur ces perceptions, et ces affects, ainsi que nos relations aux autres, notre rapport à l’avenir. 

Dans ma pratique, en EMDR, ces croyances peuvent ressurgir et être travaillées si elles posent problème. 3 L’Analyse transactionnelle, une autre de mes approches, prend également le temps d’analyse le « scénario » de la personne, basé notamment sur ses croyances, les injonctions et permissions reçues, les modèles parentaux et culturels. Elle peut alors décider de réécrire son scénario.

Qu’avez-vous fait pour survivre ? 

Vient ensuite – je dis ensuite mais il n’est pas préconisé de les travailler dans cet ordre – la question « Qu’avez-vous fait pour survivre ? ». Quelle réponses aux menaces avez-vous mis en place ? Et là, on va retrouver tout un tas de possibles, qui vont de la dissociation au fait d’entendre des voix, en passant par se déconcentrer, l’agressivité, les pensées suicidaires, la consommation d’alcool ou de drogues, les ruminations, les réactions somatiques (les douleurs, les problèmes digestifs…), ou encore toutes les stratégies relationnelles, l’évitement ou la dépendance. 

C’est là qu’on retrouve la logique de la trauma-informed approach, l’approche sensible au traumatisme, qui envisage les « symptômes » comme des réponses aux menaces. Ce principe vient de la réponse fight / flight / freeze : combat / fuite / immobilisation, qui sont les trois réponses que l’humain et les mammifères vont avoir face à un danger, pour se protéger et survivre. 

Là où la psychiatrie voit des symptômes le PTMF voit des manières de survivre, et de reprendre une certaine forme pouvoir.

Toutes ces réponses, perçues comme des symptômes de trouble mental par la psychiatrie, sont des manières de survivre, et de reprendre une certaine forme pouvoir. La dissociation, par exemple, nous protège en coupant notre accès conscient à des souvenirs ou des émotions insupportables. C’est un procédé qui s’est mis en place quand on ne pouvait pas s’enfuir, une manière de fuir sans pouvoir s’enfuir. Chez un enfant battu par exemple, une personne qui subit un viol. La Dr Muriel Salmona en a beaucoup parlé au sujet des violences sexuelles. La compulsion, la répétition de rituels est une façon de reprendre du contrôle, alors qu’on en a peut-être manqué dans le passé. L’alcool est un anxiolytique, et la personne qui boit le fait peut-être pour se détendre, pour oublier, ou pour faire tomber la barrière de la honte dans les relations sociales. C’est peut-être une méthode qu’elle a vu utiliser dans sa famille, et c’est aussi non seulement très accessible en France, l’alcool, mais aussi très valorisé dans notre culture (« Quoi, tu bois pas ? T’es pas fun ! »).

De ces stratégies de survie, on peut même être fièr·e. Fièr·e d’avoir surmonté une épreuve, traversé des circonstances difficiles, en fonction de nos possibilités, de nos ressources, de notre pouvoir, mais aussi en fonction de notre culture. Une adolescente qui se scarifie, cela peut être une manière de retourner la colère contre soi-même, dans une culture où les stéréotypes de genre interdisent l’agressivité des femmes envers les autres. Mais cette violence doit sortir. Et ces scarifications ne sont alors plus des symptômes mais des manières de décharger la violence tout en préservant la relation (ne pas être violente avec l’autre) et en se maintenant dans le cadre acceptable des normes de genre. Se scarifier devient alors une façon de maintenir son lien aux autres et à la société, de continuer à appartenir. De préserver ce besoin d’appartenance indispensable à l’être humain. Tu n’es pas malade, tu as fait ce que tu as pu pour continuer à faire partie de ton monde. C’est pas tout à fait pareil…

Alors bien sûr, ces réponses, adaptées sur le moment des menaces, ne le sont peut-être plus. C’est là que le soutien thérapeutique joue son rôle, en aidant la personne à se défaire d’une stratégie qui n’est plus utile, d’un scénario devenu nuisible. Le petit verre de blanc qui nous détendait le soir est devenu une bouteille ou deux.

Une histoire à soi : restaurer la dignité

Au final, ce processus amène la personne à raconter sa propre histoire, sa propre version de qui elle est, avec ses accomplissements, ses difficultés, ses souffrances, ses résiliences, ses ressources. À travers cette dernière question du PTMF : « Quelle est votre histoire ? » Que faire au lieu de diagnostiquer les gens ? Écouter leurs histoires. Avec le support de la l’approche féministe, ou de la logothérapie dont certains outils sont narratifs, comme l’autobiographie dirigée, avec l’analyse transactionnelle et son concept de scénario, ou avec la sociologie clinique, le travail thérapeutique devient la re-construction d’une histoire à soi. Qu’une femme diagnostiquée Borderline puisse dire sa vérité, la relier à ses traumatismes. Qu’une personne dépressive puisse se reconnecter au monde, et comprendre que sa détresse lui raconte quelque chose d’elle-même, de ses valeurs. Qu’une autre, avec ses TOC, ou son hyperphagie, comprenne qui elle est, ses stratégies, ses choix conscients et inconscients, reconnecte à sa part agissante. Que l’enfant maltraité survivant·e dans l’adulte puisse être entendu·e et remercié·e pour ce qu’iel a fait pour survivre et permettre à l’adulte qu’iel est devenu·e d’être là pour témoigner.

Que faire au lieu de diagnostiquer les gens ? Écouter leurs histoires.

Le PTMF n’a pas à remplacer les conceptions psychiatriques – ce qui serait autoritaire -, mais doit pouvoir pleinement cohabiter avec elles, pour destituer le médical de sa posture dominante en matière de santé mentale. Car d’autres représentations sont possibles.4

Le PTMF est d’abord un moyen de dérouter le récit dominant pathologisant, qui risque d’être un récit unique en s’immisçant dans les conceptions de la souffrance du grand public. Or cette histoire unique est un danger. « La conséquence de l’histoire unique, la voici : elle dépouille les gens de leur dignité »5. Parce qu’elle raconte les personnes à leur place.

Et « il est impossible de parler de l’histoire unique sans parler de pouvoir »6. L’autrice Chimamanda Ngozi Adichie évoque le pouvoir économique et politique – et j’ajouterais idéologique – d’un pays comme les USA, qui prive d’autres peuples et les réduits à des clichés éloignés de leur réalité, comme les nigérien·nes, en racontant leur histoire, une histoire unique et stéréotypée, à leur place. « Le pouvoir est la capacité non pas seulement de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre, mais d’en faire l’histoire de référence de cette personne »7. A tel point qu’elle finit par y croire et s’y identifier.

Le Cadre Pouvoir Menace et Sens, soutenu par des pratiques thérapeutiques qui tiennent compte de la personne et, surtout, de son contexte socio-culturel et politique, a un pouvoir libérateur, celui de dire sa propre vérité. D’établir son propre sens de ce qui lui arrive ou lui est arrivé. À l’inverse du récit unique qui réduit les manières d’être, il est possible de reprendre le pouvoir en se désaliénant de l’histoire unique, en écrivant, partout, nos propres histoires. En multipliant les histoires. En ouvrant le champ des possibles des manières d’être au monde. En rendant la parole à toutes les personnes à qui elle leur a été confisqué.

Une telle conception de la thérapie va bien au-delà de la « réparation » et de la remise en fonctionnement de la personne dans une société productiviste. Son enjeu est social, culturel, politique. Ce procédé n’est cependant pas miraculeux, il n’efface pas les expériences douloureuses. Il peut être long et difficile. Mais je pense qu’il permet de restaurer la dignité

Quelques RÉFÉRENCES :

  1. Dans un sens très proche de Pierre Bourdieu : https://la-philosophie.com/bourdieu-capital
  2. En 2018, sur les 120 féminicides, un tiers des femmes avaient porté plainte ou déposé une main courante.
  3. Je renvoie à nouveau à mon article sur l’EMDR http://www.estellebayon.com/emdr-une-therapie-feministe/
  4. « L’idée que les « troubles psychiques » relèvent du champ médical n’est qu’une représentation sociale, certes fortement prégnante, mais dont on peut retracer l’histoire sociale pour en souligner l’arbitraire : d’autres représentations auraient été possibles, ni plus ni moins « vraies » mais porteuses d’effets sociaux différents. » Claude Coquelle, Introduction à La part de social en nous. Sociologie clinique et psychothérapies, Editions Erès, 2017.
  5. Chimamanda Ngozi Adichie, Le Danger de l’histoire unique, dans Nous sommes tous des féministes, Folio, Gallimard, 2015, p.68. En version vidéo par ici : https://www.ted.com/talks/chimamanda_ngozi_adichie_the_danger_of_a_single_story?language=fr
  6. Idem, p.64.
  7. Idem, p.65.