Je vais ici parler d’un cadre théorique de la santé mentale auquel je me réfère dans mon travail, et qui est une alternative au récit dominant sur la souffrance mentale, émotionnelle, psychique, à savoir : le discours psychiatrique et psychopathologique1, qui parle de maladie, de biologie, de troubles, de symptômes, de diagnostic. Dans ce cadre dominant, lorsque les individus souffrent, on considère qu’ils ont un trouble psychique, une maladie mentale, qui vient de leur cerveau, on leur pose un diagnostic et on leur donne un traitement chimique. Un·e médecin généraliste peut par exemple aisément fournir du Prozac aujourd’hui, si on lui dit qu’on est vraiment triste, que ça ne va pas trop en ce moment : iel parlera de dépression et signera une ordonnance. On va plus aisément aujourd’hui chez le ou la psychiatre – ce qui est facilité par le remboursement de la Sécurité Sociale – pour une tristesse persistante. Mais s’agit-il pour autant de « maladie » mentale ?

De nos jours, face à la souffrance, on va sur internet, et on découvre des mots comme dépression, troubles du comportement alimentaire, bipolarité, cyclothymie, personnalité antisociale ou borderline, etc. On en parle aussi à la tv, à la radio, dans tous les médias, les podcasts, sur les réseaux sociaux. Et donc cela devient un langage pour parler de sa souffrance, de la détresse humaine. Ça devient notre cadre de référence. C’est une manière de donner du sens à nos détresses, de les délimiter, avec l’espoir de solutions.

Mais le cadre dont je veux parler ici, qui s’appelle le Power Threat Meaning Framework (PTMF), propose d’autres langages, un récit alternatif, une autre manière d’envisager la souffrance et donc une autre façon d’envisager l’être l’humain. En dehors de cette approche médicale.

Bien sûr, il n’est pas nouveau, en France, de travailler sans diagnostic dans l’accompagnement thérapeutique2 : de nombreuses approches, comme l’approche humaniste – l’approche centrée sur la personne, la Gestalt -, la thérapie féministe, la logothérapie, l’hypnose, ainsi que la psychanalyse, envisagent les humains et leur détresse en dehors de ce champ lexical psychiatrique. Cependant ce sont des pratiques thérapeutiques, alors que le PTMF est un cadre de pensée plutôt qu’une pratique, un modèle théorique cohérent de représentation du monde et d’interprétation de la réalité, une manière de voir les choses. Il permet de comprendre le monde et d’essayer de le prévoir. Ici, ce cadre permet de comprendre la souffrance mentale et permet d’envisager les moyens de la prévenir.

Ce modèle, on pourrait le traduire en français par Modèle Pouvoir Menace et Sens ou Cadre Pouvoir Menace et Sens. Il est social, il est politique. Il est un élément important de mon approche féministe intersectionnelle de la thérapie, et je me propose donc ici de vous en exposer les grandes lignes.

Ce cadre a été élaboré par une équipe de psychologues de la British Psychological Society, en 2018. Si ce modèle rencontre déjà un grand intérêt dans le monde, rien n’a encore été publié en français (aujourd’hui) à ce sujet et les documents consultables gratuitement sur le site de la BPS n’ont pas encore été traduits. D’où ma modeste contribution en français ici, afin de faire un bon usage de mon privilège de comprendre l’anglais et d’avoir accès à certaines ressources du savoir.

Le discours dominant de la psychiatrie

Le principe du PTMF est de proposer une alternative radicale au discours dominant sur la souffrance mentale, celui de la psychiatrie et de la psychopathologie – et non pas de supprimer la psychiatrie. Et je vais commencer par expliquer ce cadre-là, pour qu’on comprenne ce qui se passe. Ce récit dominant classe les souffrances en diagnostics, en fonction de symptômes. Et établit des classifications de troubles psychiques, étudiées par l’ensemble des professionnel·les de l’accompagnement thérapeutique, en psychologie, en psychopathologie, en psychiatrie. Le DSM 5 (5ème version du Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux, qui est américain mais a une influence mondiale) et la CIM 11 (11e version de la Classification Internationale des Maladies, établie par l’OMS) sont ces guides qui permettent de classer et d’attribuer des diagnostics comme : Dépression, Trouble Anxieux Généralisé, Dysphorie de genre ou encore Trouble de la Personnalité Borderline. Et sur lesquels se basent la majorité des psychiatres et un grand nombre de psychologues ou psychopraticien·nes. Même s’ils sont très controversés et qu’un nombre important de thérapeutes et psychiatres ne s’y réfèrent pas, ils influencent la façon de concevoir la détresse psychique. Même le grand public est désormais familier de termes comme Trouble Bipolaire, TDAH ou Trouble Dissociatif de l’Identité. C’est-à-dire que nous avons peu à peu appris à parler de nos souffrances, qu’elles soient relationnelles, émotionnelles, cognitives, qu’elles soient individuelles ou collectives, en termes de maladie mentale. Notre imaginaire de la souffrance est ainsi « colonisé » par le discours biomédical.

Sur la base des symptômes est élaboré un diagnostic et est proposé un traitement : le plus souvent chimique (antidépresseurs, antipsychotiques, thymorégulateurs, etc.). De nombreux psychiatres ne proposent pas de psychothérapie #notallpsy. Or ces traitements chimiques restent controversés : parce que leur efficacité n’est pas toujours démontrée, parce que certains sont de véritables drogues qui créent des dépendances, et parce qu’il y a des effets secondaires parfois encombrants.

Entendons-nous bien, je ne suis pas anti-médicaments. Certains traitements peuvent momentanément servir de béquilles, le temps par exemple de pouvoir sortir de chez soi et aller faire sa thérapie. Les personnes diagnostiquées avec une bipolarité semblent trouver un soulagement avec le lithium – malgré des controverses concernant moults effets secondaires. Mais ces médicaments sont distribués très facilement à la moindre émotion qui ne matcherait pas avec notre « Happycratie »3. Si tu es triste, que tu as un gros chagrin, tu sais qu’il existe… le Prozac, et tout ira bien. Prozac et autre Seroplex qui te permettront de continuer à fonctionner. Car c’est cela qui semble importer : il faut continuer à fonctionner dans cette société, c’est-à-dire, dans notre société néolibérale capitaliste, continuer à pouvoir travailler, et consommer. Les médecins donnent un traitement chimique, une solution rapide pour soulager le problème ; c’est leur job. Soit.

Mais le monopole de cette conception de la souffrance comme maladie à traiter rapidement en efface les causes sociales possibles. Elle empêche de s’interroger sur les problématiques politiques et sociales de notre société et donc de possiblement agir dessus. Les pilules remplacent le combat pour la justice sociale. Un médoc et on ferme les yeux sur le fait que nombres des souffrances psychiques, émotionnelles, relationnelles sont les conséquences des violences patriarcales, des discriminations, des conditions de travail, des bullshit jobs, de la domination des adultes sur les enfants, de la crise environnementale, etc etc etc. Car le personnel est politique – et inversement – comme le disait ce slogan du Mouvement de Libération des Femmes dès les années 1960. Le collectif a un impact sur l’intime, y compris sur la psyché, les émotions, l’identité.

Le personnel est politique – et inversement. Le collectif a un impact sur l’intime, y compris sur la psyché, les émotions, l’identité.

Le problème avec le diagnostic

Selon le PTMF, le problème de cette approche par le diagnostic est qu’elle se base sur le modèle médical pour traiter les souffrances mentales, sans avoir réussi à démontrer scientifiquement que ces souffrances sont dues à un dérèglement ou un dysfonctionnement situé initialement dans le corps, le cerveau, le système nerveux. Certes, les souffrances, les traumatismes, ont un impact sur nos corps et nos cerveaux, mais cela ne veut pas dire pour autant que ceux-ci sont la cause de nos détresses. Nombreux·euses sont les psychologues, psychothérapeutes ou psychopraticien·nes à ne pas envisager la détresse comme une « maladie », refusant parfois même explicitement de parler de diagnostics, éloignés du monde médical. D’ailleurs, rares sont les psychothérapeutes ou psychologues à être également médecins. « Pourtant [comme le rappelle le psychologue Claude Coquelle] de nombreux aspects de leur pratique révèlent une emprise indéniable du modèle médical » voir une « volonté de faire médecine » en empruntant les mêmes codes et le même vocabulaire : diagnostic, étiologie, nosographie, cabinet, honoraires, consultations, déontologie…4

Par ailleurs, ce modèle diagnostique est avant tout basé sur des normes sociales et des jugements subjectifs, qui déterminent ce qui est normal ou anormal. C’est pourquoi il faut selon Coquelle « prendre conscience que les modèles de développement psychologique qui servent de référence aux psys ou les modalités pratiques de leur travail ne sont pas neutres politiquement, contrairement à ce qu’ils croient, et de les inviter à se positionner plus consciemment vis-à-vis de ces enjeux. »5

La CIM 11 parle par exemple d’un « Trouble de deuil prolongé » lorsqu’une personne est impactée par la perte d’un·e proche pendant plus de 6 mois, car cela excèderait les attentes sociales. Traduire : bon, tu peux être triste mais pas trop longtemps, sinon c’est pas normal, tu ne corresponds pas à nos attentes et donc là tu es malade. Ajouter ce stigmate et cette culpabilisation à une personne endeuillée est-il utile ? Cela va-t-il l’aider à aller mieux ? Ce sont ces questions qu’un·e thérapeute se pose d’abord : l’intêret thérapeutique pour la personne.

Autre exemple : le Trouble de la Personnalité Borderline contient 9 critères dans le DSM, dont : se met en colère de façon inappropriée et disproportionnée. Outre le flou de ces termes (c’est quoi une colère inappropriée et disproportionnée ? Et c’est quoi, pour une femme, puisque ce diagnostic est attribué à 75% à des femmes ?), le diagnostic signale qu’il y a des ressentis qui seraient appropriés ou anormaux. Mais sans pour autant préciser plus que cela. Dès lors, comment déterminer ce qui est ou pas approprié ? Qui juge de cela ? Quid de l’histoire singulière de la personne ? Une femme en hyper charge mentale par exemple, et/ou victime de violence conjugale, ou d’emprise, connaîtra peut-être des accès de colère : est-ce inapproprié ? Le grand problème du DSM est de totalement décontextualiser le sujet en souffrance, de l’appréhender en dehors de son contexte de vie.

On pourrait donner de nombreux exemples comme ceux-là, les termes « inapproprié » ou « excessif » étant souvent utilisés dans ces classifications.

Autre point intéressant soulevé par Lucy Johnstone et Mary Boyle dans leur ouvrage de vulgarisation sur le PTMF6 : de plus en plus de comportements « inadaptés » à l’école et dans le cadre du travail y sont répertoriés. Par exemple, le TDAH qui vient signaler qu’un enfant n’est pas assez attentif, qu’il est trop agité, ou le Trouble Oppositionnel avec Provocation, qui signale des comportements de désobéissance. Des comportements pas très compatibles avec la pression à la productivité dès l’école de nos sociétés néolibérales…

À quand le Trouble Féministe diagnostiqué à ces femmes colériques et désobéissantes qui ne veulent plus se soumettre à l’autorité patriarcale et revendiquent de disposer de leurs corps ? Ça vous parait excessif ? Souvenez-vous qu’il fut un temps où on parlait d’homosexualité comme d’une maladie mentale (rayée du DSM en seulement 1973) ou de drapétomanie, cette étrange maladie des esclaves noir·es qui voulaient fuir leur condition…

À quand le Trouble du Manifestant, cet individu qui s’agite « excessivement » pour faire valoir ses droits de manière « inappropriée » – en occupant la voie publique avec des cris et des banderoles bariolées – et de la colère « disproportionnée » – bruyante et salissante, et non polie et bien élevée comme disait le philosophe Frédéric Lordon à propos des Gilets Jaunes ?

Par ailleurs, l’approche diagnostique ne remet pas du tout en question nos modèles de société, ses normes et ses stéréotypes – ce n’est pas du tout son sujet. Pourtant, on ne peut plus nier qu’ils sont générateurs de détresse. De plus en plus d’études sont ainsi publiées sur l’impact du genre sur la santé mentale dans une société patriarcale7, sur le trauma racial8 ou la détresse des personnes transgenres9, non pas parce qu’iels sont trans mais parce qu’iels souffrent de transphobie. Bref, comment l’approche diagnostique peut-elle donner une réponse juste à la souffrance sans tenir compte d’un contexte qui, d’après ces études, a un impact sur cette détresse ?

Ce système ne tient pas compte des singularités des souffrances des personnes discriminées, personnes qui sont justement sur-représentées dans les maladies mentales. Par exemple, en Angleterre, il y a une surreprésentation des personnes noires avec un diagnostic de schizophrénie – 6 à 9 fois plus souvent que pour des personnes blanches. Souffent-iels plus que les personnes blanches ? Ou bien se voient-iels plus souvent attribuer un diagnostic pathologisant ?

Au-delà de cela, le modèle néolibéral et ses impératifs de réussite qui nous mettent une pression pas possible à la réussite et à la consommation génèrent des souffrances multiples : stress, se sentir dévalué·e si on n’y arrive pas dans une société qui nous raconte (encore un récit) que « quand on veut on peut », culpabilisation, insécurité, etc.

Puisque les approches psychiatriques supposent des manières acceptables et normales de réagir, de ressentir nos émotions, de se comporter, qui ne seraient pas excessives, quelles sont ces manières lorsque l’on subit le chômage, le harcèlement moral, les violences sexuelles, le racisme, lorsqu’on a eu des parents maltraitants ou qu’on est en deuil d’un enfant ? Et que ces conditions s’additionnent parfois ? Et se maintiennent dans le temps ? De cela, la psychiatrie ne dit rien, puisque le problème viendrait de nos dérégulations chimiques personnelles, ou de notre génétique.

Mais alors, peut-on accompagner les souffrances mentales sans tenir compte de ces expériences de vie ? Et comment le faire ?

La suite ici : http://www.estellebayon.com/le-power-threat-meaning-framework-2/

  1. La psychopathologie est la « branche de la psychologie qui étudie les anomalies de comportement et les façons d’aider les personnes qui sont atteintes de troubles psychologiques », Jeffrey Nevid, Spencer Rathus et Berverly Greene, Psychopathologie, Pearson, 2009.
  2. À la différence des Etats-Unis, où les diagnostics sont indispensables pour être pris·e en charge dans les réseaux de santé mentale. Le DSM, dont je parle plus bas, est donc là-bas une bible indispensable, alors qu’en France, on peut (pour l’instant) encore accompagner des personnes en souffrance psychique sans leur imposer un diagnostic.
  3. Eva Illouz et Edgar Cabanis, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle 2018.
  4. Claude Coquelle, Le psy et le politique. Être soi, être citoyen, Editions Mardaga, 2002, p.127.
  5. Claude Coquelle, idem, p.126.
  6. Mary Boyle & Lucy Johnstone, A Straight Talking Introduction to the Power Threat Meaning Framework. An Alternative to Psychiatric Diagnosis, PCCS Books, 2020.
  7. Parmi les études disponibles en français, voir Gioninta Papanikola, Daniela Borcan, Evangelia Sanida et Emmanuel Escard, « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », in Revue Médicale Suisse, n°487, septembre 2015 ; « Sexe, Genre et Santé, Rapport d’analyse prospective, Haute Autorité de Santé, 2020.
  8. Voir Yaotcha d’Almeida, Impact des microagressions et de la discrimnation raciale sur la santé mentale des personnes racisées. L’exemple des femmes noires en France, L’Harmattan, 2022.
  9. Les études en anglais sur le sujet sont nombreuses. On peut se référer aux travaux de Denise Medico. Exemple : Medico, D., Galantino, G. , Zufferey, A., Pullen Sansfaçon, A. (accepté). L’envie de mourir chez les jeunes trans, comprendre le désespoir en situation d’oppression développementale. Frontières. Ou encore : White H., J.M., Reisner, S. L. et Pachankis, J. E. (2015). Transgender stigma and health: A critical review of stigma determinants, mechanisms, and interventions. Social Science and Medicine, 147, 222-231.