Je vous propose un série de quatre articles consacrés à l’inceste, un traumatisme pluriel et complexe. Pour mieux comprendre ce trauma et contribuer à sortir l’inceste du silence dans lequel la culture du viol ramène les violences sexuelles afin de faire perdurer la domination masculine et adulte.
1/5 Les violences sexuelles : une place en thérapie
2/5 L’inceste, un traumatisme complexe
3/5 Des victimes psychiatrisées vs. la conception féministe du trauma
4/5 L’inceste, un traumatisme existentiel
5/5 Le sens comme « empowerment »
Ces articles sont extraits de mon mémoire de certification pour la qualification de Logothérapeute et Analyse existentielle, réalisé à l’Efrate.

3/5 Des victimes psychiatrisées vs. la conception féministe du trauma
Des traumatismes pathologisés
Un nombre important de troubles psychiques et somatiques à l’âge adulte est constaté chez les personnes incestées. Ainsi, un grand nombre de victimes restent enfermées dans des diagnostics psychiatriques, donc médicamentées, ou abandonnées sans soin spécifique, en errance thérapeutique, condamnées à développer des stratégies de survie et d’auto-traitement. Car les liens entre les violences et les souffrances ne sont pas encore suffisamment établis dans la conception française (et plus largement occidentale) de la santé mentale.
En effet, les violences sexuelles restent mal identifiées dans notre société, voire banalisées, et leurs conséquences sont encore rarement dépistées par les professionnel·les de la santé qui n’ont pas été formé·es durant leurs études et le sont encore très peu. Certain·es restent même enfermé·es dans une conception de la théorie freudienne du fantasme, ce qui peut les mener à nier les violences subies. Il arrive ainsi que des personnes viennent me trouver pour traiter des incestes quand leur psychanalyste les ramenait dans l’idée que c’était rêvé, fantasmé, au risque d’accentuer des phénomènes de déréalisation. Et de culpabiliser la victime. Snas nier l’intérêt de la théorie du fantasme à certaines occasion, elle est nuisible dans ce cas. Et peut correspondre à une forme de gaslighting.
Parmi les troubles mentaux fréquemment attribués aux victimes de violences sexuelles se trouve le Trouble de la Personnalité Histrionique (nouvelle appellation de l’hystérie dans le DSM 5) et le Trouble de la Personnalité Borderline. Ces diagnostics tendent à pathologiser les victimes. Cette pathologisation est dénoncée par les thérapeutes féministes. Par exemple, Clare Shaw & Gillan Proctor1, d’un point de vue féministe, examinent comment un diagnostic de trouble de la personnalité Borderline pathologise l’expérience des femmes qui ont survécu à des violences sexuelles. Elles soulignent que le trouble Borderline est un diagnostic genré, 75 % des personnes diagnostiquées étant des femmes. 70 % à 80 % des personnes diagnostiquées signalent des expériences de violences sexuelles dans l’enfance. Shaw et Proctor soutiennent que l’étiquette de trouble Borderline joue un double rôle visant à pathologiser la réponse des femmes à la violence sexuelle traumatique et à détourner l’attention de la réalité étiologique de la violence sexuelle traumatique. En somme, ce diagnostic peut participer à la culture du viol.
De fait, plusieurs personnes, le plus souvent des femmes, reçues au cabinet, peuvent hésiter à parler car elles ont peur d’être stigmatisées, traitées d’hystériques, ne pas être crues. Parfois aussi elles ne parlent pas de ces événements car elles n’ont pas connaissance d’un lien possible avec leur détresse actuelle. De fait, il est plus difficile de traiter un traumatisme qui reste tu. « Le traumatisme n’est pas une maladie, mais un mal-être » écrit Peter Levine, spécialiste du traumatisme, qui ajoute qu’en considérant le traumatisme comme une maladie, la médecine souvent supprime le processus créatif de rétablissement de la personne.
La conception féministe du traumatisme ou le refus de pathologiser
La conception féministe de la thérapie n’envisage pas la personne comme une « malade » mais considère ses symptômes comme des stratégies de survie. Elle rejette l’idée que serait malade mentale une personne qui tente de vivre tant bien que mal après un ou des traumatismes. Sinon, quelle serait la manière « saine » de répondre à des violences répétées dans l’enfance et imposées par des personnes sensées vous protéger ? Cette conception féministe, qui refuse de pathologiser les personnes malgré leurs grandes difficultés relationnelles, psychiques, émotionnelles, somatiques – ces difficultés étant perçues comme des conséquences normales de situations anormales – est à relier à une conception de la santé mentale qui s’oppose au modèle psychiatrique lui-même issu du modèle médical, selon lequel les maladies mentales sont de nature biologique, neurophysiologique ou génétique. Le traitement dans ce modèle médical comprend des thérapies, des antidépresseurs, des antipsychotiques, des sédatifs, des médicaments stabilisateurs de l’humeur et d’autres produits chimiques qui modifient les fonctions cérébrales et corporelles. Ce modèle reste dominant en Occident. S’il n’ignore par les facteurs externes dans le développement de souffrance psychique, il ne les considère pas non plus comme causals. De fait, la « maladie » doit être traitée même si l’environnement continue d’être oppressant ou traumatisant.
A ce modèle médical s’oppose un modèle social, tenant compte des traumatismes : Le modèle de santé mentale tenant compte des traumatismes. Cette approche tient compte de l’environnement de la personne et de l’impact de ses événements de vie. Elle ne parle pas d’explications génétiques, biologiques ou de « maladie », mais de mécanismes d’adaptation. La personne n’est donc pas perçue comme une malade mais comme un agent ayant choisi, même inconsciemment, des stratégies adaptation à sa situation.
Cette conception de la santé mentale est à rapprocher d’un modèle théorique récemment défini : le Power Threat Meaning Framework (PTMF), que je traduis par « Modèle Pouvoir Menace et Sens ». Ce modèle a été élaboré par une équipe de psychologues de la British Psychological Society, en 2018, et aucune publication n’a pas encore été traduite en français. Son principe est de proposer une alternative radicale au discours dominant sur la souffrance mentale, celui de la psychiatrie et de la psychopathologie. Dans le PTMF, notre souffrance, nos comportements ou nos émotions douloureuses ne sont plus perçu·es comme les symptômes d’une maladie mais comme les réponses sensées et compréhensibles face à des expériences de vie difficiles.
De fait, au lieu de se demander « Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? », ce modèle pose d’abord la question : « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? », c’est-à-dire : « Quelle est ou quelle a été l’influence du pouvoir sur votre vie ? ». La détresse n’est pas liée à des biomarqueurs (que la psychiatrie peinent toujours à trouver) mais à nos relations avec le pouvoir. Découlent alors d’autres questionnements : « Comment avez-vous été affecté·e par ce qui vous est arrivé ? » (À quelles menaces avez-vous été confronté·e ?) ; « Quel sens avez-vous donné à cela ? »; « Qu’avez-vous fait pour survivre ? » (Quelles réponses aux menaces avez-vous mis en place ?) ; « Quelle est votre histoire ? ».
En somme, ce modèle questionne le récit de soi et le sens qu’on lui donne. Et même si les documents de ce modèle PTMF ne mentionnent pas les thérapies existentielles (ou narratives) comme possibles alternatives à la médicalisation de la santé mentale, il me semble qu’elle y a tout à fait sa place, et qu’elle peuvent être des approches à favoriser pour accompagner des personnes dont le traumatisme créée une souffrance qui est autant (voire) moins médicale qu’existentielle ou identitaire.
Commentaires récents