Je vous propose un série de quatre articles consacrés à l’inceste, un traumatisme pluriel et complexe. Pour mieux comprendre ce trauma et contribuer à sortir l’inceste du silence dans lequel la culture du viol ramène les violences sexuelles afin de faire perdurer la domination masculine et adulte.

1/5 Les violences sexuelles : une place en thérapie

2/5 L’inceste, un traumatisme complexe

3/5 Des victimes psychiatrisées vs. la conception féministe du trauma

4/5 L’inceste, un traumatisme existentiel

5/5 Le sens comme « empowerment »

1/5 Les violences sexuelles : une place en thérapie

Le tabou des violences sexuelles en thérapie

J’ai débuté ma pratique dans la relation d’aide en 2018 en tant que sophrologue, dans un centre accueillant des femmes victimes de violences, reçues dans le cadre d’un parcours de soin. J’ai été formée aux violences sexuelles, et j’ai continué mon parcours de formation avec l’hypnose, la psychopathologie, les bases de la psychanalyse, l’EMDR, la logothérapie, puis l’analyse transactionnelle. Je me suis également sensibilisée à la thérapie féministe1. Mes formations et mon expérience en cabinet m’ont montré qu’un grand nombre de souffrances amenant les personnes à vouloir se défaire de leurs symptômes (faible estime de soi, difficultés de confiance en soi, TCA, addictions, difficultés émotionnelles et relationnelles, troubles du sommeil, addictions, difficultés d’attention importante, troubles somatoformes tels que migraines, maux de ventre, douleurs articulaires…) provenaient souvent de traumatismes. Parfois non identifiés, parfois oui, parfois enfouis ou oubliés, parfois des traumatismes sexuels. Mais la personne ne faisait pas nécessairement le lien entre la ou les agressions ou un climat incestuel, et ses souffrances actuelles. Parfois même elle n’avait pas la possibilité de reconnaître que ce qui avait été subi était des violences, qu’elles soient physiques, psychologiques et/ou sexuelles.

Souvent, la question n’avait pas été abordée avec les thérapeutes consulté·es, parfois nombreux·euses. Un tabou demeure sur ces violences sexuelles, au point que nombre de praticiens et praticiennes ne sont pas formé·es si iels n’en ont pas fait la démarche – par un DU (Diplôme Universitaire) en psychotraumatologie par exemple, ou des formations à l’accueil des femmes victimes de violences dans des structures comme La Maison des Femmes ou l’association SVS, Stop aux Violences Sexuelles – où je me suis moi-même formée.

Sortir du silence : parler… et entendre

MeToo, MeTooInceste, et de nombreuses prises de parole ont ces dernières années mis des mots sur les maux : des récits, des témoignages, des livres tels que ceux de Vanessa Springora (Le Consentement) ou de Camille Kouchner (La Familia Grande), des films comme Les Chatouilles d’Andréa Bescond, des révélations dans les milieux du sport (Sarah Abitbol), du cinéma, de la politique, du journalisme, de l’enseignement supérieur… 

Des actions féministes sont menées pour sensibiliser aux violences faites aux femmes (violences sexistes et sexuelles, féminicides), comme les collages féministes, le collectif NousToutes, la mise en place de tchat comme En avant toutes ou de numéros verts, comme le 3919. On parle désormais de 4ème vague féministe pour qualifier cette vague mondiale qui, née en Amérique latine autour des combats contre les féminicides au début des années 2010, a été amplifiée par le mouvement MeToo. Cette Quatrième vague est centrée sur les corps des femmes et les violences sexistes et sexuelles qu’elles subissent.

Ces prises de conscience amènent certaines personnes en cabinet, beaucoup de femmes mais aussi des hommes, réalisant que ce qu’iels ont vécu n’est pas normal, que leurs souffrances trouvent des réponses dans des événements traumatiques. D’autant plus que leurs conséquences sont également de plus en plus médiatisées, notamment grâce à la psychiatre Muriel Salmona au sujet de la sidération et de la mémoire traumatique. Ces récits, ces informations circulent dans les médias, sur les réseaux sociaux, sur des podcasts, sur des blogs2.

La parole se libère, dit-on désormais. Elle est surtout, enfin, de plus en plus entendue. Elle arrive, lentement, aux oreilles des médecins, des psychologues, des praticien·nes en santé physique et psychique. Elle trouve un écho dans les cabinets de thérapie et de relation d’aide qui sont prêts à les entendre, malgré une puissante résistance et un lourd tabou voire un déni, dont le psychologue et psychanalyste Bruno Clavier3 voit la source dans l’influence encore massive, en France, d’une psychanalyse parfois incapable de voir dans les souvenirs traumatiques sexuelles de l’enfance autre chose qu’un fantasme.

Mais cette psychanalyse fait partie d’un plus vaste aveuglement, socio-culturel. Au point qu’on parle désormais de « Culture du viol », voire de « Culture de l’inceste »4, pour démontrer comment notre société banalise, autorise voire encourage ce type de violences.

Depuis plus de quatre ans, j’accueille donc ces femmes, ces hommes aussi parfois, qui ont été victimes. Iels viennent d’eux ou elles-mêmes, ou me sont envoyé·es par des médecins, des psychologues, notamment pour pratiquer l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing – que l’on peut traduire par Désensibilisation et Retraitement par les Mouvements Oculaires), cette thérapie qui permet de soigner les traumatismes grâce aux mouvements oculaires, reconnue par l’OMS ou la Haute Autorité de Santé. 

L’inceste : un enfant sur dix !

Parmi les récits qui me sont faits dans l’intimité du cabinet, l’inceste est très présent. Me sont rapportés des viols et agressions sexuelles des pères, frères, grand-pères, oncles ou beaux-pères, mères et grand-mères parfois, même si plus rarement. L’inceste n’est pas rare puisqu’il concernerait un enfant sur dix. Soit 6,7 millions de français·es. 

Dans ma pratique, je constate que, s’il est indispensable de passer par le somato-psychique pour accompagner le traumatisme, car les souffrances sont ancrées dans le corps (soma) et la psyché, il faut parfois aller plus loin, et c’est généralement le cas face à l’inceste. Car c’est la dignité de la personne qui a été touchée dans ce type de traumatisme ; c’est un « meurtre d’identité », un « vol d’identité, d’humanité »5. Ce sont ses valeurs et ses croyances fondamentales sur la vie, le monde, l’existence, sur elle-même, que la personne voit atteintes, voire effondrées. C’est le sens même de son existence qui a été brisée. C’est une « privation d’existence »6, une « destruction existentielle »7.

Or la psychotraumatologie ne prend pas en charge la dimension existentielle. Elle soulage les morsures émotionnelles, les douleurs, les symptômes. Les pratiques thérapeutiques de la psychotraumatologie, comme l’EMDR, visent le rétablissement du somato-psychique du corps et de l’esprit, mais laissent vacante la question existentielle. Or l’effraction traumatique de l’inceste a fait fracture existentielle : la personne ne se perçoit plus, ou moins, comme sujet de son existence.

Soigner le corps, la psyché… et le sujet humain

C’est face à l’importance de la dimension existentielle dans l’inceste qu’il m’a paru utile d’explorer d’autres voies thérapeutiques que l’EMDR, en me rapprochant de l’AEL – Analyse Existentielle et Logothérapie – mise au point par Viktor Frankl pour accompagner cette dimension existentielle de la souffrance, en explorant l’humain sur un axe noétique et non seulement sur l’axe somato-psychique. L’axe noétique, c’est cette dimension de l’humain qui ne tombe jamais malade, dimension de la transcendance par laquelle l’être humain peut s’arracher partiellement à ses déterminismes, c’est cette part du nous qui peut (et veut) donner du sens, qui crée du sens et peut nous redonner du pouvoir en nous permettant de redevenir auteurice de nos existences, sujet, et non objet.

Dans cette série d’articles, j’expose ces différentes dimensions de l’inceste : somato-psychique (elles concernent le corps et le psychique) et existentielle. Ces articles sont extraits de mon mémoire de certification pour la qualification de Logothérapeute et Analyse existentielle, réalisé à l’Efrate.

  1. La thérapie féministe, rarissime en France, existe aux Etats-Unis depuis les années 1960. Il ne s’agit pas d’une technique particulière mais d’une introduction des théories féministes dans la pratique du ou de la thérapeute. Il s’agit de conscientiser et de déstabiliser les réalités sociales et notamment les mécanismes de la domination patriarcale, qui sont conçues comme l’une des causes principales de la détresse humaine. Cette thérapie s’exerce en considérant les femmes à partir d’elles-mêmes, comme sujets et non plus comme objets ou compléments de l’homme. Les grilles d’analyse ne sont plus désormais soi-disant physiologiques mais sociales et politiques autant, voire davantage, qu’intrapsychiques. J’ai développé sur la thérapie féministe ici : http://www.estellebayon.com/blog-therapie-feministe/ 
  2. Comme par exemple Ou peut-être une nuit ou La Fille sur le canapé ; y compris sur des stations de plus grande écoute comme la série Violé·es : une histoire de dominations sur France Culture.
  3. Bruno Clavier, Ils ne savaient pas. Pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles, Payot, 2022
  4. Voir Valérie Rey-Robert, Une Culture du viol à la française, Libertalia, 2019 ; Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, Les Petits matins, 2021 ; Iris Brey et Juliet Drouar (dir.), La Culture de l’inceste, Seuil, 2022.
  5. Claude Balier, « L’inceste : un meurtre d’identité », in La psychiatrie de l’enfant, Vol. 37 – N° 2, Juillet-Décembre 1994, pp.333-351. Jean-Marc Tenenhaus, Le Viol : un vol identitaire, Les Éditions du Net, 2013, p.11.
  6. Liliane Daligand, « Clinique et implications symboliques de la femme victime de viol », in Louis Crocq (dir.), Traumatismes psychiques, Masson, Paris, 2007, pp.63-71.
  7. Yves-Hiram Haesevoets, L’Enfant victime d’inceste. De la séduction traumatique à la violence sexuelle, De Boeck Sup, 2015, p.23.