Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’Etude ACE, les Adverse Childhood Experience ou, en VF, « Expériences adverses de l’enfance ». On vous a peut-être même invité à calculer votre « score ACE », souvent avec la meilleure intention du monde, dans l’idée de mieux comprendre votre parcours et vos vulnérabilités. Vous avez trouvé des sites internet de confiance, comme celui de Face à l’Inceste ou d’EMDR France vous proposant de le calculer. Vous êtes peut-être thérapeute et on vous l’a proposé en formation pour votre boite à outils de l’évaluation du psychotrauma. 

Popularisé dans les sphères du travail social, de la psychologie, de l’éducation et même de la santé, ce questionnaire de dix entrées semble offrir une grille de lecture simple et scientifique du trauma. Pourtant, loin d’être une approche fondée sur le trauma, le score ACE, tels qu’il est majoritairement utilisé aujourd’hui, constitue un outil réducteur, souvent oppressif, qui invisibilise les dynamiques de pouvoir et nuit particulièrement aux femmes et aux groupes marginalisés.

Comment un outil de recherche a été détourné

Pour comprendre cette critique, il faut remonter à l’origine. L’étude sur les ACEs, menée par Vincent Felitti et Robert Anda à la fin des années 1990, était une initiative de santé publique d’envergure. Son objectif ? Identifier, à l’échelle d’une population, des corrélations statistiques entre certaines expériences adverses vécues durant l’enfance et des problèmes de santé à l’âge adulte. L’intention était louable : attirer l’attention sur l’impact à long terme des violences et négligences infantiles. 

Les auteur·es de cette étude ont d’ailleurs explicitement et publiquement mis en garde contre l’utilisation de leur questionnaire pour calculer un « score ACE » individuel à des fins diagnostiques ou prédictives. Notamment dans un article influent paru en 2020 dans l’American Journal of Preventive Medicine, où Anda et ses co-auteurices ont clarifié que l’étude ACE avait été conçue comme un outil de recherche épidémiologique, destiné à identifier des tendances et des corrélations au niveau populationnel. Iels ont exprimé leurs vives préoccupations quant à la simplification excessive de leur travail et aux risques de stigmatisation, de déterminisme et de mauvaises applications cliniques associés à l’attribution d’un score numérique unique à un individu. Ils insistent sur le fait que le questionnaire ACE n’a jamais été pensé pour être un outil de dépistage clinique individuel définitif, ni pour prédire le destin d’une personne, et que de telles utilisations constituent une mésinterprétation et une mauvaise application de leurs recherches originales.

Or c’est bien d’un détournement dont il est question. Ce questionnaire a en effet été sorti de son contexte, simplifié à l’extrême et appliqué de manière indiscriminée au niveau individuel. Dix questions, et pas une de plus, pour sonder l’abîme du trauma infantile. Ces dix questions, vous pouvez les retrouver en cliquant ici.  

Pensez tout ce qui est ici passé sous silence : le harcèlement scolaire ou de rue, l’expérience écrasante de la pauvreté, le poids du racisme et des discriminations systémiques (dont celles basées sur le genre, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre), la maladie chronique, le déracinement du sans-abrisme ou de l’émigration, le statut de réfugié·e, l’impact de la toxicomanie des proches au-delà du foyer direct… La liste est longue. 

D’un point de vue féministe, ces omissions sont loin d’être neutres : elles invisibilisent précisément les traumatismes structurels et systémiques qui affectent de manière disproportionnée les femmes, les personnes racisées, LGBTQIA+, et celles vivant dans la précarité – des réalités souvent entremêlées. 

Une prétendue prédictibilité aux conséquences désastreuses

Le résultat de ce questionnaire, le fameux « score ACE », est un chiffre, de 0 à 10, qui prétendrait résumer votre fardeau traumatique et, même prédire vos risques de développer des maladies graves, des troubles psychologiques ou d’adopter certains comportements. Au niveau individuel, ce score n’a ni la validité ni la fiabilité qu’on lui prête. Les « scores ACE » ne sont pas réels en tant que mesure définitive et prédictive du destin d’une personne.

Pourtant, cette quantification fallacieuse s’est parée des atours d’une pratique « trauma-informed » (« sensible au trauma » ou « informée par le trauma »). Quelle ironie ! Réduire une personne et la complexité de son vécu à un simple chiffre est à l’opposé d’une approche véritablement sensible au trauma, qui exige écoute, validation, contextualisation et respect de la singularité. Attribuer un score peut être non seulement réducteur et stigmatisant, mais aussi profondément retraumatisant, enfermant l’individu dans une identité de victime définie par un chiffre.

Au-delà des usages institutionnels abusifs, l’aspect prétendument prédictif du score ACE est en soi problématique pour la personne qui le reçoit. Se voir attribuer un chiffre qui augurerait d’un risque accru de développer certaines maladies physiques graves, des troubles psychiques, ou d’adopter des comportements délétères peut générer une anxiété considérable et un sentiment de fatalité. Loin d’être un simple constat informatif, cette « révélation » peut être vécue comme une sentence, un fardeau supplémentaire qui s’ajoute au poids des expériences passées. Les conséquences sur la santé mentale peuvent être multiples et insidieuses : un sentiment d’impuissance face à un avenir perçu comme déjà tracé, une hypervigilance anxieuse guettant l’apparition des maux « annoncés » – qui ne manquera pas d’être qualifiée d’ « hypocondrie » -, voire un désespoir paralysant qui sape la motivation à prendre soin de soi ou à chercher de l’aide constructive. Cette approche peut ainsi engendrer une forme de prophétie auto-réalisatrice, où la croyance en une vulnérabilité inéluctable fragilise davantage la personne. Plutôt que d’ouvrir des portes vers la guérison et l’empowerment, une telle « prédiction » au niveau individuel risque d’enfermer la personne dans une identité de malade potentiel ou de personne « endommagée », contredisant radicalement les principes d’une véritable approche bienveillante, responsabilisante et respectueuse du trauma.

La psychologue britannique Jessica a dénoncé de terribles conséquences de cette instrumentalisation : des bébés à naître, de mères victimes de violences, inscrits sur des registres de protection à la naissance sur la base du score ACE de la mère. Des refus d’assurance vie ou santé. Des enfants victimes de maltraitance se voyant refuser un soutien adéquat parce que leur « score » n’est pas jugé assez élevé, ou au contraire, parce qu’il est utilisé pour justifier une intervention intrusive plutôt qu’un soutien adapté. 

D’un point de vue féministe, ces dérives sont particulièrement préoccupantes. Elles transforment un outil prétendument diagnostique en un instrument de contrôle, de surveillance et de culpabilisation, visant de manière disproportionnée les femmes, et en particulier les mères, souvent déjà fragilisées par les violences et la précarité. Au lieu de s’attaquer aux systèmes d’oppression qui génèrent ces traumatismes, on pathologise et on contrôle les victimes.

Un outil d’oppression systémique

Au-delà de ses limites méthodologiques, le cadre des ACEs, tel qu’il est appliqué, porte en lui les germes d’une oppression systémique, ce qu’une analyse féministe ne peut ignorer.

Premièrement, en se concentrant majoritairement sur les dynamiques intrafamiliales (négligence, abus au sein du foyer), les ACEs occultent – voire nient – les causes structurelles et systémiques des souffrances : le patriarcat et ses violences de genre omniprésentes, le capitalisme et les inégalités socio-économiques qu’il engendre, le racisme, le colonialisme et leurs héritages toxiques, le validisme… En dépolitisant ainsi le trauma, on le renvoie à une sphère privée, à la « malchance » individuelle au sein d’une famille dite dysfonctionnelle, déresponsabilisant les systèmes qui le produisent et le perpétuent. Une analyse féministe, au contraire, s’attache à mettre en lumière ces rapports de pouvoir et ces structures oppressives. À faire le lien entre les dysfonctionnements de la famille et les cercles politiques plus larges du patriarcat, de la violence masculine, de la précarité, etc.

Deuxièmement, le « score ACE » peut être aisément mobilisé pour pathologiser les survivant·es, et particulièrement les femmes. Il peut servir à les étiqueter, à les essentialiser à leur trauma, renforçant l’idée qu’elles sont endommagées ou à risque. Cette pathologisation justifie alors une surveillance et un contrôle accrus sur leurs corps et leurs vies – notamment pour les mères dont la capacité parentale peut être remise en question sur la base de ce score. Cela ouvre la porte à des interventions étatiques ou institutionnelles potentiellement intrusives et punitives, plutôt qu’à un réel soutien émancipateur.

Enfin, la vision déterministe que peut induire un score (« vous avez X ACEs, donc vous risquez Y ») nie l’agentivité, la résilience et la formidable et étonnante complexité des stratégies de survie développées par les individus, et par les femmes en particulier face aux violences systémiques. Elle invisibilise les ressources communautaires, la sororité, le soutien mutuel, et toutes les formes de résistance qui permettent non seulement de survivre, mais aussi de se reconstruire et de lutter. Une approche féministe valorise au contraire ces capacités de résistance et cherche à les renforcer.

Dépasser les ACEs pour une approche véritablement « trauma-informée »

Face à ce constat critique, il est nécessaire de sortir du cadre réducteur des ACEs et de se tourner vers des approches véritablement fondées sur la compréhension du trauma et la promotion de la justice sociale.

Cela commence par écouter. Écouter les survivant·es dans toute la complexité de leurs récits, sans chercher à les faire entrer dans des cases chiffrées. Écouter les voix critiques, comme celle des auteur·es à l’origine de l’étude ACEs iels-mêmes, qui alertent sur les dérives. Cela signifie privilégier les approches qualitatives, la richesse des expériences vécues, plutôt que la pauvreté d’un score.

Ensuite, il est impératif d’adopter des cadres d’analyse intersectionnels et systémiques. L’intersectionnalité nous permet de comprendre comment les différentes formes d’oppression (sexisme, racisme, classisme, homophobie, transphobie, validisme) s’entrecroisent et façonnent des expériences uniques de traumatisme. Une approche systémique s’attaque aux racines des violences et des inégalités, plutôt que de se contenter de panser les plaies individuelles.

Enfin, nous devons promouvoir des pratiques d’empowerment. Cela implique de créer des espaces sécurisants, de valider les vécus, de renforcer le pouvoir d’agir des personnes ayant subi des traumatismes. Cela passe aussi par la reconnaissance de leurs savoirs expérientiels et par le soutien aux initiatives communautaires.

Refuser la simplification

Le « score ACE » est une simplification séduisante, mais dangereuse. En prétendant quantifier l’inquantifiable et prédire l’imprévisible au niveau individuel, il dessert la cause qu’il prétend servir. Il peut même devenir un outil d’oppression, masquant les violences structurelles, pathologisant les victimes et justifiant des formes de contrôle social, particulièrement à l’encontre des femmes et des groupes déjà marginalisés. Une perspective féministe et réellement « trauma-informée » ne peut que rejeter cet usage de l’étude ACE.

Il est nécessaire pour les professionnel·les comme pour les institutions de se défaire de la fascination du chiffre et de favoriser des approches plus nuancées, plus éthiques, plus respectueuses de la complexité humaine et des dynamiques de pouvoir. Car c’est seulement en refusant les raccourcis simplistes et en choisissant la voie de l’analyse critique et de l’action émancipatrice que nous pourrons espérer construire des alternatives qui favorisent réellement la guérison individuelle et collective, et qui œuvrent pour une véritable justice sociale.