Déconstruire les mythes sur la résistance et dépathologiser les réactions des victimes
« Je suis restée là, paralysée. Je n’ai même pas crié. J’aurais dû le frapper, courir… n’importe quoi. Mais je n’ai rien fait… Je me dégoûte. » Ces mots, prononcés par Marie* (prénom modifié) en évoquant une agression que lui a fait subir son grand frère alors qu’elle n’avait que 8 ans, résonnent douloureusement avec ce que tant de survivant·es de violences portent en elles et eux : un sentiment écrasant de honte, de culpabilité, d’avoir « échoué » à résister. Comme si, en plus de la violence subie, nous aurions à porter la responsabilité de ne pas avoir réagi « correctement ».
Mais d’où vient cette injonction ? Qui la détermine ? Elle est le fruit amer d’un récit dominant, d’un mythe culturel puissant sur ce que devrait être la résistance : un acte héroïque, visible, volontaire, rationnel et, surtout, efficace. Un idéal défini depuis un regard masculine, souvent incarné par une figure virile – le héros de film d’action, le combattant stoïque – qui affronte le danger avec force et maîtrise.
Déconstruire le mythe dominant de la résistance
L’imaginaire collectif, particulièrement en Occident, nous présente un modèle dominant de la résistance, incarné par un Jason Bourne croisé avec un empereur Marc-Aurèle, puissant et impassible face à l’adversité. Qui cumule plusieurs caractéristiques dites « masculines » :
- Le combat visible et physique : la résistance « authentique » serait celle qui se voit, qui s’oppose frontalement. On pense au héros qui se défend bec et ongles, qui crie, qui grogne, qui lutte, qui repousse l’agresseur. La force physique et la confrontation directe sont valorisées.
- La volonté consciente et maîtrisée : le ou la résistant·e idéal·e serait parfaitement maître·sse de ses moyens, agissant après une décision claire, volontaire et assumée. Pas de place pour l’instinct, l’automatisme ou la paralysie involontaire.
- La rationalité stratégique : la réaction doit être réfléchie, logique, contrôlée. Même sous pression extrême, la personne attaquée analyse la situation en une fraction de seconde et choisit l’action la plus adaptée, sans être submergé·e par l’émotion – cet abject élément du féminin.
- L’efficacité comme critère ultime : au final, la « vraie » résistance est celle qui réussit, celle qui met fin à l’agression, qui permet de s’échapper, de vaincre. Tout le reste est considéré comme un échec. Elle clôture un récit où le héros (où l’héroïne) parvient à fuir ou remporter le combat. Fuite et combat (fight et flight) sont nos deux principales réponses face à l’adversité.

Un récit unique au service du système agresseur
Ce portrait-robot du résistant parfait – fort, visible, volontaire, rationnel et victorieux – est non seulement irréaliste pour la plupart d’entre nous dans une situation de terreur, mais également ignorant des mécanismes en jeu dans nos corps et nos systèmes nerveux face à l’adversité, qui peuvent réagir par les réponses freeze et fawn, la première qui nous sidère, la seconde qui nous pousse à « séduire » l’agresseur pour espérer l’apaiser et mettre un terme à l’adversité. Or ces deux-là… ne collent pas avec le récit machoccidental de la résistance héroïque.
Il est aussi profondément sexiste et discriminant. Car il repose sur une illusion d’égalité des rapports de pouvoir et ignore totalement les contextes de domination. Peut-on exiger la même confrontation physique d’un·e enfant face à un adulte incesteur, ou d’une femme économiquement dépendante face à un conjoint violent ? D’une employée face à son N+1 en période de crise économique ? Si Marie n’a pas repoussée son frère, c’est parce que les rapports de forde et de pouvoir en jeu ne le lui permettait pas.
Il est donc temps de le ranger au rayon des nanars et de pluraliser les histoires de résistances.
Car en définissant la résistance de manière si étroite, ce mythe alimente directement la culture du viol et le blâme de la victime (« Elle n’a pas dit non assez fort », « Elle n’avait qu’à partir », « Elle ne s’est pas défendue, c’est qu’elle avait un peu envie quand même »). Il pousse les victimes à se juger elles-mêmes avec une sévérité implacable. Mais aussi leurs proches, et même leurs médecins et leurs thérapeutes – qui ne vivent pas miraculeusement hors des mythes de notre culture commune – à adopter ce récit unique écrit par les dominants, qui silencient tous les autres narratifs.
Pas de pouvoir sans résistance !
Une perspective féministe, nourrie par les travaux de penseurs comme le philosophe Michel Foucault ou l’anthropologue James C. Scott (auteur de La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne), nous invite à changer radicalement de regard. Là où il y a pouvoir, il y a résistance disait Foucault dans son Histoire de la Sexualité. Elle n’est pas une option, mais une réponse inévitable, qui prend des formes multiples et adaptées au contexte de domination.
Explorons ce répertoire infini de résistances subalternes, invisibilisées par un tel mythe :
- La résistance intérieure : c’est la petite voix de Marie qui dit « non » au fond d’elle face aux mensonges de son frère incesteur. Qui garde sa vérité intacte, quoiqu’en silence, face au gaslighting. Qui rêve d’un autre avenir.
- La résistance dans le lien : c’est prendre soin des autres, créer des alliances, s’accrocher à la sororité, refuser la logique de destruction en préservant l’amour. C’est être vulnérable comme refus de répondre par la haine.
- La résistance du corps : c’est la dissociation de Sam qui « flotte au plafond » pour échapper à l’horreur. La sidération (freeze) qui nous protège parfois en nous rendant invisibles. Ou l’intuition qui nous pousse à quitter un lieu toxique, quitte à perdre des avantages. C’est Léane qui ne parle plus à l’école et refuse de continuer à jouer le jeu d’un monde incohérent et dangereux.
- La résistance par la ruse et le contournement : c’est le silence stratégique, la dissimulation, l’humour comme bouclier, l’impertinence. C’est faire semblant pour éviter l’escalade et désamorcer la violence : faire semblant d’être d’accord, faire semblant de sourire, pour gagner quelques instants de paix.
- La résistance par le « négatif » : c’est aussi le refus obstiné de sourire, d’être « positive » dans l’adversité (un pied de nez à la positivité toxique néolibérale), de jouer le rôle assigné. C’est Dorothée dont la « dépression » peut être lue comme une grève des stéréotypes de genre, un sabotage politique des injonctions au bonheur conjugal et domestique, un refus à être heureuse si être heureuse c’est vivre dans ces restrictions dissonantes violentes. C’est Emmanuelle qui était tout le temps en colère et salissait volontairement ses jolies robes dans un contexte de maltraitances dans l’enfance.

Et peut-être la plus fondamentale : tenir bon, continuer à exister quand tout voudrait nous effacer. Survivre à un système qui nous veut parfois mort·e est, en soi, un acte de résistance immense.
Chacune de ces stratégies dit « non ». Un « non » qui montre que la victime-suvivante a toujours su que l’abus était mal, même si son « non » n’est pas aussi affirmé que notre mythologie de la résistance et nos représentations de l’affirmation de soi le voudraient. Il témoinge bien d’une agentivité, que Judith Butler, dans Défaire le genre, désigne comme « la capacité à faire quelque chose avec ce qu’on fait de moi ». Prise dans des rapports de pouvoir qui la contraignent (« ce qu’on a fait de moi »), la personne agit, invente, déploie des tactiques avec les maigres possibilités qui lui sont laissées dans ces dynamiques dont elle dépend souvent pour sa survie. Mais lorsque cette personne appartient à un groupe minorisé – femme, enfant, personne racisée, personne en situation de handicap – cette agentivité risque trop souvent d’être mal lue, déformée, et interprétée non pas comme une force de résistance, mais comme le symptôme d’une pathologie.
Pathologisation de la survie
Les discours psychologiques et psychiatriques dominants tendent à requalifier ces résistances en symptômes de troubles mentaux. La dissociation devient un symptôme de trouble de stress post-traumatique, l’évitement est celui d’un trouble de l’attachement, la tristesse signale un trouble de l’humeur, une dépression, quand la colère « inadaptée » indique un trouble de la personnalité borderline.
Parce que la thérapeute féministe politise l’intime, elle dénonce une pathologisation qui efface le sens politique et adaptatif de nos réactions en tenant compte des rapports de pouvoir en jeu.
Cette « psychologisation », comme l’analyse la psychologue sociale Patrizia Romito dans Un Silence de mortes, est une tactique d’occultation des violences qui transforme un problème social, politique, économique (la violence, l’oppression) en problème individuel, désamorçant la conscience de l’oppression et empêchant toute possibilité de réfutation ou de rébellion par la victime. C’est son cerveau, son trouble, sa résilience, son problème à gérer. Ce qui arrange bien un système qui préfère « soigner » individuellement (ou qui préfère laisser la personne gérer sa réparation) plutôt que de s’attaquer aux racines de la violence à un niveau systémique. Si elle n’est pas politisée, l’approche « trauma-informée » de la thérapie risque de privatiser le vécu de la personne et de la rendre responsable de sa propre « guérison », laissant de côté les dynamiques de pouvoirs qui ont permis la violence et généré le trauma.
Pour une Thérapie Féministe de la résistance : écrire un récit subalterne
La ou le thérapeute porte donc une responsabilité éthique cruciale : il ou elle doit iel-même développer une capacité de résistance active face aux cadres et modèles pathologisants qu’iel a intégrés durant sa formation et qui imprègnent sa culture professionnelle. Il ne suffit pas de reconnaître la résistance chez la personne accompagnée ; il faut aussi déconstruire les réflexes qui poussent à la réduire à un symptôme. Il s’agit d’opérer le choix conscient de ne pas participer à cet effacement, de ne pas se faire l’agent·e involontaire de cette violence interprétative. Mais de s’engager à voir la personne dans sa totalité, y compris dans l’intelligence et la signification de ses luttes pour survivre.
Une thérapie féministe et libératrice résiste activement à ces pièges. Elle part du principe que la personne a déjà résisté. A déjà fait preuve d’agentivité. Son rôle est alors de l’aider à :
- Recontextualiser la souffrance dans les rapports de pouvoir et les violences systémiques.
- Reconnaître et valider ces multiples formes de résistance, même les plus discrètes ou paradoxales, pour contrer le blâme internalisé qui génère honte et culpabilité.
- Co-construire un contre-récit, une histoire alternative où la personne est le sujet actif de sa survie, mettant en lumière son agentivité, ses forces, ses valeurs.
- Dépathologiser les réactions de survie.
En conclusion : honorer nos survies
Cessons de (nous) juger à l’aune d’un mythe de résistance inaccessible et destructeur. Apprenons à reconnaître, en nous et chez les autres, la richesse et l’intelligence des stratégies déployées pour survivre à l’inacceptable. Si nous résistons et avons résisté, c’est qu’il y a en nous, quelque part, l’étincelle de l’estime de soi, c’est que nous avons estimé que notre vie avait suffisamment de valeur pour que nous survivions, c’est que nous portons des graines d’espoir de survivre vers des jours meilleurs. Valider nos résistances, toutes nos résistances, c’est nous redonner notre dignité, notre puissance, et ouvrir la voie à une guérison qui soit aussi une affirmation politique.
Marie n’a pas « rien fait ». Elle a survécu à un système qui voulait la détruire. Et c’est déjà puissant.
* Tous les prénoms sont modifiés.
Wa ! Merci pour cet article, ça fait juste déjà du bien de lire ça