Les cicatrices psychologiques laissées par les violences faites aux femmes sont longtemps restées incomprises, reléguées au domaine de la fragilité individuelle ou de l’hystérie. Pourtant, derrière ces étiquettes réductrices battait fort le cœur d’une réalité traumatique profonde, longtemps ignorée par les cadres médicaux et sociaux dominants. C’est dans cet angle mort que les voix des féministes ont commencé à résonner, apportant une lumière crue sur l’impact dévastateur des violences sexistes et sexuelles (VSS) et transformant radicalement notre compréhension de ce qui sera qualifié en 1980 de Trouble de stress post-traumatique (TSPT).
Cet article se propose de retracer succinctement cette histoire essentielle : celle de la contribution fondamentale des théories et des actions féministes dans l’émergence et l’élargissement du concept de TSPT, désormais incontournable. En brisant le silence et en politisant les expériences de violence, les féministes n’ont pas seulement donné une voix aux survivantes. Elles ont aussi révolutionné notre regard sur le traumatisme psychique, en le décentrant des contextes traditionnels pour révéler son emprise insidieuse dans le quotidien de millions de femmes à travers le monde. De la dénonciation des violences conjugales aux analyses intersectionnelles, explorons comment la pensée féministe a permis de nommer, de comprendre et, finalement, de mieux accompagner les conséquences psychologiques des violences faites aux femmes.
Nous nous inscrivons, thérapeutes, dans cet héritage de femmes et de féministes dont les luttes pour reconnaître les traumatismes face aux Violences Sexuelles et Sexistes (VSS) ne doivent pas être ignorées. Nous ne pouvons pas silencier et invisibiliser ces travaux, ces voix, ces combats, ces femmes.
Aux racines du TSPT : quand le genre brouillait les pistes du trauma
Pour saisir pleinement la révolution qu’a apportée la perspective féministe, il est essentiel de revenir aux racines du concept de stress post-traumatique. L’émergence de cette notion est historiquement ancrée dans le sillage des conflits armés. Initialement désignée sous des termes tels que la « névrose de guerre », « obusite » ou « syndrome du choc » (shell shock en VO), elle visait à décrire les séquelles psychologiques invalidantes observées chez les soldats de retour du front. La Première et la Seconde Guerre mondiale ont ainsi été des catalyseurs majeurs dans la reconnaissance progressive de ces traumatismes psychiques liés à des événements extrêmes.

Les classifications psychiatriques ont intégré progressivement cette notion. C’est en 1980 qu’il intègre la troisième version du fameux Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM-III). Cette étape a marqué signe la reconnaissance officielle de l’existence de séquelles psychologiques durables consécutives à des événements traumatisants.
Mais principalement façonné par l’étude des expériences masculines de traumatismes liés à la guerre, le concept de TSPT dans ses premières formulations peinait à appréhender la complexité des traumatismes interpersonnels et systémiques, et en particulier ceux vécus par les femmes. Les récits de violence conjugale, d’agressions sexuelles ou de harcèlement, bien que répandus, restaient largement invisibilisés dans les discours médicaux et psychologiques dominants – qui se préoccupaient peu du contexte de vie de la personne. Ces expériences étaient donc souvent reléguées à des problèmes relationnels, à des troubles de l’humeur ou à des manifestations d’une supposée « fragilité » ou vulnérabilité féminine, sans être reconnues dans leur dimension fondamentalement traumatique.
Cette absence de perspective de genre était intrinsèquement liée à un manque d’analyse des dynamiques de pouvoir inégalitaires qui sous-tendent les violences faites aux femmes. Les cadres théoriques initiaux se concentraient sur la nature objectivement menaçante de l’événement traumatique, sans tenir compte du contexte social, culturel et politique dans lequel il s’inscrit, ni des rapports de domination qui rendent certaines populations plus vulnérables à la violence et à ses conséquences psychologiques. Ainsi, les expériences de violence vécues par les femmes étaient souvent décontextualisées, individualisées et dépolitisées, empêchant une compréhension adéquate de leur impact profond et durable.
Il est important de noter que, même pour les hommes, la reconnaissance des séquelles psychologiques des traumatismes initiaux fut loin d’être évidente. Les soldats souffrant de névrose de guerre étaient souvent confrontés à l’incompréhension, voire à l’accusation de faiblesse, de lâcheté ou de simulation. Dans un contexte social valorisant la virilité et la résilience à toute épreuve, exprimer une souffrance psychique était mal vu et pouvait entraîner une stigmatisation importante. Cette difficulté initiale à reconnaître l’impact psychologique des traumatismes chez les hommes rend d’autant plus criante l’invisibilisation ultérieure des expériences spécifiques des femmes, dont les souffrances étaient souvent interprétées à travers le prisme de stéréotypes de genre et de vulnérabilité intrinsèque plutôt que comme des conséquences directes de violences subies.
Des marges vers le centre : l’émergence des voix féministes face aux traumatismes
Face à cette invisibilisation des expériences féminines de violence dans les cadres conceptuels initiaux du traumatisme, des voix se sont élevées avec force : celles des féministes. Dès les années 1970 et 1980, dans le sillage des mouvements de libération des femmes, des figures pionnières comme Sandra Butler avec son ouvrage Conspiracy of Silence: The Trauma of Incest (1978) ont commencé à briser le silence autour de traumatismes spécifiques vécus par les femmes. Des chercheuses et militantes, ont dénoncé la prévalence et l’impact des violences conjugales et des agressions sexuelles, insistant sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’incidents isolés mais de manifestations d’un système patriarcal. Et que les conséquences sur le psychisme de la personne victime de VSS étaient comparables à celles observés chez les soldats revenant du combat. Avec Father-Daughter Incest (1981) Judith Lewis Herman et Lisa Hirschman ont également joué un rôle crucial en explorant en profondeur les dynamiques et les séquelles de cette forme particulière de violence intrafamiliale qu’est l’inceste. Ces chercheuses et militantes ont dénoncé la prévalence et l’impact des violences conjugales et des agressions sexuelles, insistant sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’incidents isolés mais bien de manifestations d’un système patriarcal.

Un acte politique fondamental de cette période a été de sortir ces expériences de la sphère privée pour les analyser au grand jour. Les féministes ont politisé le traumatisme vécu par les femmes, en le reliant à des structures d’oppression et en dénonçant l’impunité des agresseurs et le manque de soutien institutionnel pour les victimes. Le slogan « Le personnel est politique », popularisé par Carol Hanisch, a résonné, soulignant l’imbrication entre les expériences individuelles de violence et les dynamiques de pouvoir sociétales.
Les premières recherches féministes ont joué un rôle crucial dans la documentation de l’étendue et de la nature des violences faites aux femmes. Des études ont révélé la prévalence alarmante de ces violences et ont commencé à explorer leurs conséquences psychologiques spécifiques.
Parallèlement, les mouvements de libération de la parole, souvent initiés et portés par des collectifs féministes, offraient des espaces sécurisés où les survivantes pouvaient partager leurs histoires. Ces témoignages collectifs ont non seulement révélé l’ampleur du problème, mais ont aussi permis d’identifier des schémas communs de vécu traumatique, souvent niés ou minimisés par les discours dominants. Le travail de Diana Russell dans les années 1980 sur le viol et la violence conjugale, par exemple, a été fondamental pour quantifier et qualifier ces expériences. En France, c’est l’enquête de Leïla Sebbar, On tue les petites filles, qui dévoile l’ampleur des violences faites aux femmes et aux petites filles.
C’est à travers cette mobilisation politique, cette recherche engagée et cette écoute attentive des voix des survivantes que les féministes ont commencé à poser les jalons d’une compréhension élargie du traumatisme. Elles ont insisté sur la nécessité de considérer le contexte social et politique de la violence, les dynamiques de pouvoir entre les sexes et les spécificités des expériences féminines pour appréhender pleinement l’impact psychologique dévastateur des violences faites aux femmes. Laura S. Brown, psy féministe, a contribué à une critique féministe de la psychologie traditionnelle et à la conceptualisation d’approches thérapeutiques plus sensibles au genre et au pouvoir.
Le prisme féministe : une lecture renouvelée du trauma
Au-delà de la dénonciation et de la documentation des violences faites aux femmes, les féministes ont développé des cadres théoriques novateurs qui ont profondément enrichi notre compréhension du stress post-traumatique. L’une des contributions les plus significatives est l’élaboration et la popularisation du concept de traumatisme complexe (C-PTSD). Alors que le TSPT « classique » se concentre souvent sur les conséquences d’un événement traumatique unique, le C-PTSD décrit les séquelles psychologiques d’une exposition répétée et prolongée à des événements traumatisants, souvent survenus dans le cadre de relations interpersonnelles caractérisées par le contrôle, la domination et l’abus.
Ce concept, proposé par la psychiatre féministe Judith Lewis Herman, dans son ouvrage Trauma and Recovery (1992), a été crucial pour comprendre l’impact des violences conjugales, de l’inceste, des maltraitances infantiles chroniques et d’autres formes de violence systémique que les femmes sont disproportionnellement susceptibles de subir. Ces expériences prolongées entraînent des conséquences psychologiques plus complexes et étendues que celles observées dans le TSPT « simple », affectant notamment la régulation émotionnelle, l’image de soi, les relations interpersonnelles, la conscience de soi et la somatisation.
Un autre apport fondamental des théories féministes est l’insistance sur l’importance du contexte socioculturel dans la compréhension du traumatisme. Contrairement aux approches psychologiques traditionnelles qui tendaient à individualiser le trauma, à le privatiser, les féministes ont souligné que les expériences de violence et leurs conséquences ne peuvent être pleinement comprises sans tenir compte des inégalités de genre, des normes sociales, des stéréotypes et des systèmes de soutien (ou de leur absence) dans la société. Par exemple, la façon dont une survivante est perçue et soutenue par son entourage, ou la présence (ou l’absence) de recours légaux et sociaux, influence considérablement son processus de guérison. Or la façon dont la culture du viol tend à blâmer la victime (invoquant son comportement, son passé, ses désirs sexuels, sa tenue vestimentaire…) ne favorise pas le soutien nécessaire à sa « guérison » (bien que le trauma ne soit pas une maladie).
De plus, les analyses féministes ont mis en lumière le rôle central du pouvoir et du contrôle dans les dynamiques de violence et leur impact traumatique spécifique. Les violences faites aux femmes sont rarement des actes isolés et aléatoires ; elles s’inscrivent souvent dans des schémas de domination où l’agresseur cherche à exercer un contrôle sur la victime. Cette dimension de pouvoir et de contrôle engendre des sentiments d’impuissance, de dévalorisation et de perte d’autonomie qui contribuent profondément au traumatisme psychique.
Enfin, l’approche intersectionnelle, développée par Kimberlé Crenshaw, a enrichi la compréhension du TSPT en montrant comment les expériences de violence et de traumatisme sont façonnées par l’intersection de différentes formes d’oppression (genre, race, classe, orientation sexuelle, etc.). Une femme noire, lesbienne et issue d’un milieu socio-économique défavorisé peut vivre des expériences de violence et des conséquences traumatiques spécifiques qui ne seraient pas pleinement appréhendées par une analyse se concentrant uniquement sur le genre.
Comment les voix féministes ont transformé les pratiques cliniques
Bien que le Trouble de Stress Post-traumatique (TSPT) ait été initialement formulé sans tenir compte spécifiquement des expériences de violence interpersonnelle et répétée vécues majoritairement par les femmes, les efforts des féministes ont progressivement conduit à une reconnaissance plus nuancée. La conceptualisation du Traumatisme Complexe (C-PTSD), largement diffusée par les travaux de chercheuses féministes, a permis de mettre en lumière un ensemble de symptômes spécifiques aux traumatismes prolongés et relationnels, offrant ainsi un cadre diagnostique plus pertinent pour de nombreuses survivantes de violences conjugales, d’inceste ou de maltraitances chroniques. Le C-PTSD n’est pas encore une catégorie diagnostique officielle dans le DSM-5. Il figure toutefois dans la CIM-11 qui est la Classification Internationale des Maladies – la question se posant cependant : est-ce une maladie ? Mais même sans la reconnaissance du DSM, sa diffusion et son utilisation clinique se sont largement répandues grâce à la ténacité des théoriciennes et praticiennes féministes.

Parallèlement à l’évolution des classifications, les féministes ont joué un rôle crucial dans le développement d’approches thérapeutiques spécifiques et informées par une perspective féministe. Ces approches se distinguent des modèles traditionnels en mettant l’accent sur :
- L’empowerment des survivantes (ou pouvoir d’agir, ou agentivité) : En reconnaissant leur force et leur capacité d’agir, et en les soutenant dans la reprise de contrôle sur leur vie.
- La validation de leurs expériences : En reconnaissant la réalité et l’impact des violences subies, et en contrant les blâmes et les minimisations.
- La déconstruction des blâmes : En déplaçant la responsabilité de la violence de la victime vers l’agresseur et surtout vers le contexte sociopolitique qui la permet – voire l’encourage.
- La prise en compte du contexte social et politique de la violence : En analysant comment les inégalités de genre et les systèmes d’oppression contribuent à la victimisation et aux difficultés de guérison.
- Le travail sur le pouvoir et le contrôle : En aidant les survivantes à identifier et à déconstruire les dynamiques de pouvoir abusives et à retrouver leur autonomie.
- Une alliance thérapeutique égalitaire : En privilégiant une relation de collaboration et de respect mutuel entre la thérapeute et la cliente plutôt qu’un rapport hiérarchique d’expert-psy face à une patiente malade.
Enfin, il est essentiel de souligner le rôle continu des mouvements féministes dans le plaidoyer pour des politiques publiques de prévention et de soutien aux victimes. Leur activisme a contribué à une sensibilisation accrue aux violences faites aux femmes, à la création de services d’aide et d’hébergement, et à la lutte contre l’impunité des agresseurs. Les avancées législatives et les changements sociétaux en matière de reconnaissance et de prise en charge des victimes sont en grande partie le fruit de cet engagement politique constant. Pensons, pêle-mêle, aux structures de soin pour les femmes victimes de VSS comme La Maison des femmes en région parisienne ou Citad’elles à Nantes, à la reconnaissance du viol entre époux par la Cour de Cassation en 1990, ou au numéro d’écoute national anonyme 3919 « Violences Femmes Info », outil essentiel d’information et d’orientation pour les victimes, désormais accessible 24h/24 et 7j/7.
Soigner au-delà des clichés : l’apport féministe, un héritage pour demain
En brisant le silence, en politisant des expériences longtemps reléguées à la sphère privée, et en développant des cadres théoriques novateurs comme celui du traumatisme complexe, les féministes ont fondamentalement transformé notre compréhension du trauma psychique.
Mais leur action ne s’est pas cantonnée à la théorie. Elles ont été des actrices essentielles dans la mise en lumière de la prévalence et des conséquences spécifiques des violences sexistes, forçant les institutions médicales et psychologiques à évoluer. De la reconnaissance progressive du traumatisme complexe à l’émergence d’approches thérapeutiques centrées sur l’empowerment des survivantes, en passant par un plaidoyer obstinée pour des politiques publiques plus protectrices, l’empreinte féministe sur notre conception actuelle du traumatisme est profonde et durable.
Aujourd’hui, les thérapeutes féministes sont les héritier·es de ce combat. Il nous incombe de poursuivre cette œuvre essentielle : continuer à déconstruire les stéréotypes et les blâmes, offrir des espaces de soin éclairés par une compréhension intersectionnelle du trauma, et œuvrer sans relâche pour une société où les violences faites aux femmes, mais aussi aux personnes minorisées en général du fait de leur orientation sexuelle, leur genre, leur apparence, leurs origines, leur âge… ne sont plus une réalité.
L’histoire du concept de stress post-traumatique nous rappelle que le savoir et la « guérison » sont aussi des enjeux politiques, et que la voix des mouvements féministes reste plus que jamais indispensable pour faire entendre la douleur et les besoins de celles qui ont trop longtemps été réduites au silence.
Références Bibliographiques :
- Brown, L. S. (1994). Subversive Dialogues: Theory in Feminist Therapy. Basic Books.
- Butler, S. (1978). Conspiracy of Silence: The Trauma of Incest. Bantam Books.
- Crenshaw, K. (1989). Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics. University of Chicago Legal Forum, 1989(1), 139–167.
- Hanisch, C. (1969). The Personal Is Political (article).
- Herman, J. L. (1992). Trauma and Recovery: The Aftermath of Violence–from Domestic Abuse to Political Terror. Basic Books. Traduit en français en 2023 : Reconstruire après les traumatismes. De la maltraitance domestique aux violences sociales, Interéditions
- Herman, J. L., & Hirschman, L. (1981). Father-Daughter Incest. Harvard University Press.
- Russell, D. E. H. (1984). Sexual Exploitation: Rape, Child Sexual Abuse, and Workplace Harassment. Sage Publications.
- Sebbar, L. (1978). On tue les petites filles. Stock.
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