(Cet article est adapté de réflexions issues de mon mémoire de D.U. Pratiques de genre : éducation, médecine, psychanalyse et société (Université Paris Cité, 2023-2024) : « Politiser la psychothérapie par une pratique située féministe »).

Prendre en compte nos politiques relationnelles

« Les demandes de listes de psychologues ”féministes” ou ”safe” sont à prendre au sérieux dans ce qu’elles révèlent de l’occultation des rapports de pouvoir dans le champ de la santé mentale. »1 Les personnes qui consultent des thérapeutes semblent de plus en plus vouloir que nous nous positionnions. Ce besoin, cette demande clairement formulée doivent nous questionner en tant que thérapeutes. Lorsque j’ai commencé à afficher le positionnement féministe de mon approche thérapeutique sur mon site internet (non sans craindre l’ire des gardien·nes de la sacro-sainte neutralité attendue des psy, dont les épistémologies féministes ont pourtant démontré l’inanité), j’ai reçu de plus en plus de demandes d’accompagnement avec cette approche. En cherchant un·e psy safe ou féministe, les personnes sollicitent une écoute du politique, une prise en compte de leur politique relationnelle dont elles savent – au moins intuitivement mais souvent très clairement – qu’elle joue un rôle dans leur souffrance psychique. Par politique relationnelle, je parle des relations et des rapports de pouvoir que ces relations impliquent nécessairement dans un contexte social, économique et politique. Dès lors, être une femme, un homme, une personne racisée et/ou queer et/ou porteuse d’un handicap est une position politique, qui rencontre celle(s) de l’interlocuteurice en face, y compris celle(s) du ou de la thérapeute. Et ces positions impactent la relation. Le personnel est politique comme nous l’ont appris les féministes de la Seconde Vague en élargissant la compréhension du politique, non plus seulement au sens étroit de la politique électorale, sphère publique et masculine des Lois et de l’État, du gouvernement, mais au sens plus large du politique, des relations de pouvoir liées au genre, à la classe, à la race, à l’orientation sexuelle, à l’âge, et les situations d’oppression que ces relations possiblement discriminantes induisent.

Bien des psy ne se qualifient pas de féministes et tiennent pourtant compte de la dimension socio-politique des souffrances psychiques, de l’impact du patriarcat sur les relations intimes ou de celui du racisme sur le psychisme de la personne, et la détresse que cela peut engendrer (du stress lié aux micro-agressions au traumatisme, en passant par la perte de l’estime de soi ou la dépression comme conséquence de l’oppression). Toustes ne restent pas dans les limites parfois rigides de l’intra-psychique, là où une femme souffrant de violences conjugales risque d’être perçue, d’abord et surtout, comme une masochiste. 

Psy safe ? 

D’autres parlent de psy safe pour indiquer qu’iels proposent un espace thérapeutique sécurisé où les discriminations n’auront pas leur place et seront même prises en compte dans la problématique amenée par la personne en cabinet. 

Ce qualificatif safe me dérange et me questionne. Bien sûr, les thérapeutes cherchent à créer un cadre contenant et sécurisant – indispensable à certaines cliniques comme celle du trauma. Mais safe pour qui ? Quand ? Se dire safe, c’est supposer que je sais ce qui est safe pour l’autre, pour tout le monde, et tout le temps. Or se dire safe ne garantit pas la sécurité. De même que se dire neutre ne garantit pas la neutralité. Ou que se dire déconstruit… ne veut pas dire grand chose car c’est moins un état qu’un processus (il parait que c’est la nouvelle arme de séduction hétéro masculine…). Comme « neutre », « safe » est posé comme un absolu, un achevé là où il est plutôt question de processus, un standard de perfection dont on sait pourtant bien qu’elle est inatteignable, et qui risque d’emblée de projeter sur lae thérapeute des attentes irréalistes, ou de créer son idéalisation, au risque d’un rapport de subordination. Lea client·e pourrait alors ne pas oser dire ce qui ne va pas dans un cadre supposé safe, voire douter de ses propres ressentis s’iel se sent insécure, créant du doute et de la confusion supplémentaire. Ce terme peut mener à un déséquilibre de pouvoir, quand la thérapie féministe cherche justement un rééquilibrage des pouvoirs. 

En écrivant cet article, je découvre le billet de Leïla, cité par Mona Chollet dans Résister à la culpabilisation : « Quelle culture féministe voulons-nous ? Pour un nouveau Code féministe » où il est écrit : « Il nous faut renoncer à cette fiction qu’il serait possible d’être safe, cesser d’utiliser ce terme pour qualifier des personnes qu’on connaît, nous-même, ou encore des lieux. Ce ne sont pas de bonnes bases pour construire un sentiment de sécurité et de la confiance. L’exigence de perfection est intenable, et donc vouée à l’échec. Elle amène forcément avec elle peur et malhonnêteté (peur de mal faire, peur des abus, dissimulation de pensées et d’actes pour éviter les jugements). Il nous faut donc une vision qui intègre le risque, l’erreur, l’échec, et même la violence. »

Si Leïla parle là des milieux militants féministes, il me semble que ses propos s’appliquent au cabinet de la thérapeute (féministe). S’efforcer de composer un espace thérapeutique sécurisant est fondamental, et c’est justement parce qu’il est sécurisant que cet espace peut accueillir le risque et l’erreur, l’imperfection – et il va sans dire que la violence n’y a pas sa place côté thérapeute et doit être recadrée si elle se présente côté client·e. Car ce qui importe est la réparation. Les ruptures d’alliance thérapeutique existent, bien qu’involontaires. Elles reflètent les risques de toute relation humaine. Ces ruptures, ce sont par exemple ces moments de désaccord, ou de perte de confiance. Ces moments de stress où la relation s’est rompue sont des défis, et peuvent avoir des conséquences négatives s’ils ne sont pas résolus. Mais s’ils peuvent être réparés – et lae thérapeute a pour tâche de permettre cette réparation – ils deviennent des opportunités de construction d’un lien encore plus solide avec le client·e, et de croissance pour ses autres relations.

Située plutôt que safe

Comme d’autres, je choisis de me dire située plutôt que safe. C’est un terme qui indique la volonté – la nécessité ? – de politiser la thérapie. Et un terme plus clair, à condition de se questionner sur ce que se situer implique. Je propose de résumer ce positionnement en trois points, trois verbes comme autant d’actes de prise de position politisante : informer, s’informer, consentir. 

Informer la personne, d’abord. Le cadre est explicité – ce qui est censé être fait mais ne l’est pas toujours – et ce qui est safe ou pas pour la personne est discuté avec elle. La thérapie féministe propose par exemple de poser un contrat clair, éventuellement par écrit. Ce qui donne le choix à la personne donc favorise son agentivité, lui redonne du pouvoir : elle peut adopter ou refuser ce contrat, négocier dans les limites du possible. En amont, informer peut consister pour lae thérapeute à donner ses références théoriques et des informations sur ses pratiques, par exemple sur son site internet. En précisant ses formations par exemple (plutôt qu’en indiquant un vague « formé·e en psychologie clinique » sans plus de précisions). La personne venant nous consulter pourra alors faire un choix éclairé. Donner de l’information, c’est donner du pouvoir, du choix à la personne, ce qui encourage son agentivité – qui est un enjeu de la thérapie féministe.

Être thérapeute situé·e c’est aussi s’informer. Politiser la thérapie ne consiste pas juste en une bonne volonté bienveillante d’aider les personnes discriminées. Cela demande l’engagement de s’informer sur les discriminations systémiques comme le patriarcat, le racisme, le validisme, la biphobie etc. – suivre des comptes féministes et/ou de personnes concernées (LGBTQIA+, racisées, etc.) sur les réseaux sociaux, lire leurs livres et témoignages, se documenter sur les données, rencontrer d’autres disciplines comme les sciences politiques ou la sociologie – voire se former – en études culturelles, ou de genre par exemple. L’enjeu est de comprendre ces processus systémiques, d’en connaître les conséquences, notamment sur la santé mentale et de pouvoir questionner ses propres biais et préjugés afin de ne pas les reproduire en consultation. Cela constitue un travail conséquent qui s’ajoute aux formations initiales et continues auxquelles s’engagent les psy. S’informer, c’est acquérir une compétence politique pour élargir un point de vue formaté par un enseignement straight.

Il est possible de ne pas le faire. Mais alors nous sommes responsables de notre ignorance, non seulement sur soi-même en tant que sujet socialement situé·e possiblement dominant·e, sur l’autre et sur ses savoirs en tant que sujet producteurice de discours et pratiques, et sur la politique relationnelle qui constitue chacun·e comme sujet en fonction des rapports de pouvoir. Et donc aussi sur les effets que cela peut créer sur la santé mentale, l’estime de soi, les difficultés relationnelles, les traumas, etc.

Ces réflexions s’inscrivent dans l’épistémologie de l’ignorance qui conçoit l’ignorance comme une production et non comme une simple absence de savoir ou une lacune dans la connaissance, formée sur les travaux précurseurs d’auteurices afro-américain·es dès les années 1980 comme Charles W. Mills, Patricia Hill Collins ou bell hooks2. Celle-ci théorise la manière dont les femmes noires ont « développé une manière particulière de voir la réalité […] à la fois de l’extérieur et de l’intérieur », vers le centre et la marge3. Ce double point de vue est inspiré de la notion de double conscience (double consciousness) de W.E.B. Du Bois4 qui désignait l’expérience subjective des Noirs américains au temps de la ségrégation comme conscience de soi dédoublée par laquelle ils se voyaient à travers leurs propres yeux, mais aussi de l’extérieur et négativement, à travers le regard que les Blancs posaient sur eux. Elle amène les personnes noires à adopter une « vision oppositionnelle du monde – une façon de voir les choses inconnue de la plupart de nos oppresseurs »5, accordant aux subalternes un certain privilège épistémique (c’est-à-dire : un savoir de plus grande quantité et qualité). À la condition toutefois d’exercer une pensée critique sur les effets de pouvoir, de conscientiser les biais épistémologiques de son discours du fait du lieu d’où l’on parle, l’expérience seule ne suffisant pas. En somme, la position marginale des subalternes associée à un regard critique sur leur situation est plus fiable que celui respectant les critères d’objectivité du savoir hégémonique supposément neutre, puisque cette façon de voir reste ignorée des dominant·es. 

S’informer permet de se mettre à l’écoute de ces récits que notre position possiblement dominante ignore, donc d’accroître une qualité d’écoute attentive permettant de se laisser enseigner à partir de l’expérience subalternisée de la personne concernée plutôt qu’à partir de nos théories ou de nos manuels de psychopathologie. En veillant toutefois à ne pas transformer la séance en un temps d’éducation du ou de la thérapeute par lae client·e (en un cours sur la transidentité par exemple).

Consentir au déjà-là du politique

Paradoxalement, alors que se situer semble une démarche active et engageante, les psy sont déjà toujours situé·e·s, s’expriment et travaillent nécessairement depuis une position socio-politique (femme, homme, non-binaire, blanc·he ou racisé·e, queer, straight, de telle classe sociale…) mais seul·es certain·e·s le reconnaissent – et sont celleux-là même qui sont accusé·es d’idéologies6. Par conséquent, il me semble que se situer, c’est consentir au déjà-là du politique, et non céder à une quelconque idéologie woke, dont sont parfois accusé·es les thérapeutes soucieux·euses de prendre en compte les enjeux de pouvoir intrinsèquement liés à la race, la classe, le genre, l’orientation sexuelle, etc. C’est accepter notre politique relationnelle de thérapeute et celle du ou de la client·e, ainsi que leur interaction dans une relation asymétrique: lae client·e vient dans le cabinet de lae thérapeute7 qui possède un savoir (et on lui attribue une expertise), du pouvoir, des privilèges (celui par exemple de ne pas avoir à se raconter), des zones d’impuissance aussi, et qui rencontre le savoir, les pouvoirs et impuissances de son ou sa client·e. Mais cette asymétrie de la relation ne doit pas nécessairement impliquer une relation de domination : la différence n’a pas à mener à un rapport binaire hiérarchique. Parvenir à transmettre cette expérience de la différence sans domination dans le cadre thérapeutique peut constituer un acte d’empowerment, un geste politique fragilisant le statu quo, et faire du cabinet cet espace où exercer sa pensée critique sur les effets de pouvoir en partant de son expérience personnelle et de la relation thérapeutique elle-même.

  1. Roxane Chinikar, « Hystériques. Féminisme et santé mentale », in Elsa Dorlin, Feu ! Abécédaire des féminismes présents, Libertalia, 2021, p. 288.
  2. Charles W. Mills, Le Contrat racial, Mémoire d’encrier, 2023 ; Patricia  H., Collins (1990), La Pensée féministe noire. Savoir, conscience et politique de l’emowerment, Payot 2009, notamment l’article « L’épistémologie féministe noire », p.513-552 ; bell hooks (1984) De la marge au centre. Théorie féministe, Paris, Cambourakis, 2021.
  3. bell hooks, op.cit., p.59.
  4. W.E.B. Du Bois (1903), Les Âmes du peuple noir, La Découverte, 2007.
  5. Ibid., p.60.
  6. Thamy Ayouch, « La clinique située dans ses questionnements et ses tensions : dialogue entre trois psys », Solveig Lelaurain et David Fonte (dir.), Épistémologies féministes et psychologie, Hermann, 2024, p.225.
  7. Quoique de nouvelles propositions de dispositifs thérapeutiques viennent bousculer et interroger le cabinet, comme la pratique de la thérapie en visio ou la walking therapy.