Je vous propose un série de quatre articles consacrés à l’inceste, un traumatisme pluriel et complexe. Pour mieux comprendre ce trauma et contribuer à sortir l’inceste du silence dans lequel la culture du viol ramène les violences sexuelles afin de faire perdurer la domination masculine et adulte.

1/5 Les violences sexuelles : une place en thérapie

2/5 L’inceste, un traumatisme complexe

3/5 Des victimes psychiatrisées vs. la conception féministe du trauma

4/5 L’inceste, un traumatisme existentiel

5/5 Le sens comme « empowerment »

Ces articles sont extraits de mon mémoire de certification pour la qualification de Logothérapeute et Analyse existentielle, réalisé à l’Efrate.

La triple dimension de l’inceste

On désigne par « inceste » l’union sexuelle entre parents à un degré pour lequel le mariage est interdit. Le plus souvent, un adulte (ou un adolescent) impose à un enfant un rapport sexuel prohibé ayant de graves conséquences pour ce dernier. 

L’inceste est une violence sexuelle intra-familiale. Trois dimensions sont donc à prendre en compte : la violence, le sexuel, le cadre familial. La violence a été définie en 2002 par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) comme « la menace ou l’utilisation intentionnelle de la force physique ou du pouvoir contre soi-même ou contre autrui, contre un groupe ou une communauté qui entraîne ou risque d’entraîner un traumatisme ou un décès, des dommages psychologiques, un maldéveloppement ou des privations ». Dans cette définition, la notion d’intentionnalité est centrale : la violence comporte une intention d’exercer un rapport de force, un pouvoir, une emprise, une domination.

Dans l’inceste, la violence utilise entre autres la sexualité, en imposant un contact ou une relation sexuelle à un enfant trop jeune pour les recevoir. Les violences sexuelles désignent tous les actes sexuels commis avec violence, contrainte, menace ou surprise, et portent atteinte aux droits fondamentaux de la personne. Elles concernent « tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avances de nature sexuelle, ou actes visant à un trafic ou autrement dirigé contre la sexualité d’une personne en utilisant la coercition, commis par une personne, indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s’y limiter, le foyer et le travail » selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé1

On distingue le viol, qui est un crime, de l’agression sexuelle, qui est un délit. Le viol est caractérisé par « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence » selon l’article 222-23 du Code pénal. L’agression sexuelle concerne tous les autres types de violences sexuelles, sans pénétration. 

L’inceste est une violence sexuelle qui a lieu dans le cadre intra-familial. Le plus souvent, c’est un père, un grand-père, un oncle, un frère, plus rarement une grand-mère ou une mère, qui agresse ou viole un enfant mineur – dans 96% des cas, les agresseurs sont des hommes. « Ce qui paraît le mieux définir l’inceste, c’est qu’il s’attaque à la filiation » 2. C’est-à-dire qu’il brise le sentiment d’appartenance à la famille, voire à l’espère humaine. L’inceste en tant que viol est un crime au niveau pénal, mais c’est aussi un crime psychique car « il attaque et détruit des fondamentaux pour un enfant : sa confiance en un adulte protecteur, son identité et sa filiation »3.

Les chiffres montrent que l’inceste est un véritable problème de société. On retient 1 enfant sur 10 victimes d’actes incestueux, donc 10% de la population française, soit 6,7 millions de Français·e·s en 20204 affirment avoir été victimes d’inceste. Dans 96% des cas, l’agression est commise par un homme. L’inceste est subi avant l’âge de 15 ans pour 8/10 femmes et avant celui de 11 ans pour la moitié des femmes et des hommes qui rapportent des Violences Sexuelles Intra-familiales (donc avant la classe de la 6ème). Seule 1 victime sur 10 dépose plainte, puis seulement 1/30 est reconnue victime, généralement en raison de non-lieu, à cause de la prescription (les délais sont aujourd’hui de 30 ans après la majorité de la victime, qui peut donc porter plainte jusqu’à l’âge de 48 ans). Ce crime reste donc globalement impuni, ce qui fait parler de « culture du viol », concept sociologique utilisé pour qualifier un ensemble d’attitudes et de comportements partagés au sein d’une société donnée qui minimisent, normalisent voire encouragent le viol.

L’inceste, un trauma complexe

L’inceste engendre de graves conséquences sur la santé, physique et mentale, de la personne incestée. Et on voit bien que cette triple dimension – violence intentionnelle, violence sexuelle et attaque de la filiation – engendre chez la personne victime d’inceste non pas un stress post-traumatique, c’est-à-dire un trauma simple, mais plutôt un trauma complexe.

En 1992, Judith Herman a proposé de classer les traumatismes en ces deux catégories, simple et complexe, et suggéré l’appellation Complex Post-traumatic Stress Disorder ou C-PTSD, soit « état de stress post-traumatique complexe » 5, pour décrire les effets d’expériences traumatiques multiples et/ou chroniques et prolongées. L’événement traumatique dans le trauma simple est ponctuel dans la vie du sujet (par exemple : un accident de voiture, un viol subi à l’âge adulte). Tandis que le traumatisme complexe désigne le résultat d’une victimisation chronique d’assujettissement à une personne ou à un groupe de personnes. Dans ces situations, la victime est généralement captive durant une longue période (mois ou années), sous le contrôle de l’auteur·e des actes traumatogènes et incapable de lui échapper.

Bessel van der Kolk, l’une des grandes figures – avec Judith Herman – de la trauma-informed approach6, a proposé quant à lui de faire entrer dans le DSM-5 une nouvelle entité nosographique : le « Disorders of Extreme Stress, Not Otherwise Specified » ou DESNOS. Mais cette proposition a été refusée. La CIM-11 (Classification Internationale des Maladies, version 11) a cependant introduit une nouvelle entité clinique, le « Complex Post-Traumatic Stress Disorder » ou « État de stress post-traumatique complexe ». Outre la répétition des expériences traumatiques, ce trouble est dû pour une grande part à l’absence ou l’incapacité des parents à fonctionner en tant que protecteurs, en tant que figures d’attachement sécurisantes, empêchant l’enfant de construire un attachement sécure, et à l’immaturité du cerveau de l’enfant au moment des expériences.

De nombreuses conséquences somato-psychiques

Les symptômes de l’inceste sont nombreux. Ils impactent d’abord le somato-psychique : symptômes médicaux inexpliqués, douleurs corporelles, fibromyalgie, migraines, fatigue chronique, maladies chroniques. On trouve également des conséquences sur la santé mentale comme : dissociation, c’est-à-dire la rupture immédiate ou post-immédiate de l’unité psychique au moment du trauma, qui peut se traduire par l’impression de « sortir de son corps ». La personne est sidérée, figée, en anesthésie émotionnelle, par la dépersonnalisation (avec l’impression que ce n’est pas elle qui a vécue ça) ou la déréalisation (l’impression que ce qui s’est passé n’est pas réel). Et ces phénomènes peuvent persister dans la vie de la personne qui les utilise comme mécanismes de défense, avec l’impression que les faits n’étaient pas réels, qu’elle a peut-être rêvé ou inventé. On constate également des cauchemars, des stratégies pour éviter les souvenirs, un sentiment persistant d’insécurité et de menace, une hypervigilance, d’importantes difficultés dans la régulation émotionnelle, une perception de soi très négative. Egalement d’importantes comorbidités : TCA, addictions, scarifications, mise en danger, hypersexualité ou hyposexualité. 70% des incesté·e·s ont déjà connu des épisodes dépressifs ; 52% des victimes d’inceste souffrent ou ont souffert d’amnésie traumatique7.

L’inceste a des conséquences sur la parentalité et sur la féminité (beaucoup de femmes incestées refusent de devenir mère à leur tour et/ou ont des difficultés avec leur genre féminin)8, des conséquences sociales avec des troubles des apprentissages en raison de troubles de la concentration et de la mémoire dus au stress post-traumatique ; des conséquences sur l’insertion professionnelle rendue difficile par un rapport à l’autorité complexe (soit des attitudes de soumission et des difficultés à poser des limites, soit des attitudes de rébellion), et par des arrêts de travail répétés en raison des symptômes importants et envahissants. On observe également des difficultés dans les relations inter-personnelles, avec une propension à répéter une dynamique relationnelle maltraitante, des difficultés dans la sexualité (hyper ou hypo-sexualité), une tendance à la revictimisation (qui est le fait de faire revivre à une personne son traumatisme, avec peu de compassion) selon l’OMS.

On observe par ailleurs une « absence de croyances fondamentales dans le sens de la vie », sur laquelle je reviendrai9

Emprise et attachement : la famille

Les enfants sont dans l’exploration sexuelle. C’est donc aux adultes de leur poser des interdits, d’accompagner ces enfants qui explorent leur corps. Dès qu’un enfant est au contact de la sexualité, d’images pornographiques par exemple, il convient de le remettre dans le contexte, de rappeler l’interdit, de repositionner un regard d’adulte sur la situation. L’intervention de l’adulte n’a pas pour fonction de castrer mais de poser des mots, et des limites. Or dans l’inceste, le parent répond au fantasme oedipien, au lieu de poser une limite. 

L’une des dimensions de l’inceste est d’être une violence sexuelle intrafamiliale, mettant en jeu des figures d’attachement qui ont commis les faits incesteux et/ou n’ont pas protégé l’enfant. Cette dimension fait de l’inceste un traumatisme singulier, celui qui rassemble le plus de facteurs traumatogènes. Car non seulement il y a les conséquences traumatiques des agressions et/ou viols, mais ces violences sont généralement répétées, interviennent pendant la construction du sujet (durant l’enfance ou l’adolescence), et la proximité avec l’agresseur ou l’agresseuse, qui est censé·e accompagner l’enfant sur sa construction en tant que sujet et non le prendre pour objet, entraîne un attachement insécure désorganisé. La victime développe alors des croyances existentielles négatives et se conçoit alors comme indigne d’être aimée et de recevoir une réponse à ses besoins, et conçoit l’autre comme incapable de l’aimer ou de répondre à ses besoins, voire le considère comme dangereux. Cette situation génère une ambivalence de la victime pour l’agresseur, car une partie d’elle l’aime en même temps qu’une autre partie d’elle reste terrorisée voire très en colère ; elle peut alors développer le mécanisme de défense appelé clivage

Il est donc important de conceptualiser l’inceste autour de cette double dimension : le trauma des violences sexuelles d’une part, et le trauma de l’attachement d’autre part. Tout ceci fait de l’inceste le traumatisme le plus complexe et le plus long à traiter, car la victime se construit autour de son trauma ; comme si son existence s’enroulait autour de la structure traumatique. Pendant la thérapie, il faut tout déconstruire pour tout reconstruire, réinstaller une base saine et sécure. L’alliance thérapeutique est donc fondamentale et on ne peut pas se limiter à un protocole thérapeutique technique.

Cette dimension est également liée à des problématiques psychologiques comme l’emprise, le conflit de loyauté, ou le syndrome d’accommodation :

L’emprise est le fait de soumettre un sujet à son insu. L’enfant est particulièrement vulnérable : il n’a pas encore les facultés cognitives pour discerner, émettre un consentement éclairé, structurer une analyse et un jugement critique ; il est également très dépendant de l’adulte. La relation d’emprise est une tendance à neutraliser le désir d’autrui, à réduire toute altérité, toute différence et toute spécificité ; c’est la réduction d’un sujet à l’état d’objet de sa puissance, dans un contrat pervers.

Le conflit de loyauté : l’enfant étant dépendant de l’adulte, il lui est très reconnaissant de répondre à ses besoins élémentaires, comme la sécurité de base. Cet adulte est donc très important pour l’enfant. Ainsi, si l’adulte est défaillant, adresse des messages contradictoires, désagréables, voire douloureux, l’enfant peut se sacrifier, disparaître, se taire, pour garantir l’illusion de sécurité, de contact, d’être protégé. Par son silence, il participe involontairement à la stratégie de l’agresseur, ce qui maintient la situation d’emprise10.

Le syndrome d’accommodation11 est une sorte d’accoutumance aux sévices, mobilisant des stratégies de survie, très caractéristique de la dynamique abusive. Elle se déroule en sept phases qui amènent l’enfant à obéir à la loi du silence et détourner sa propre perception de la situation au profit de celle de l’agresseur, afin de maintenir une relation avec lui. Ces phases sont :

1) La phase du laisser-faire confiant : l’enfant peut y trouver un aspect ludique, en tout cas non déplaisant. Il s’agit d’une période d’insouciance, de découverte, sans arrière-pensées. Pour l’enfant, faire quelque chose de spécial, de nouveau avec un adulte, est un stimulant affectif qui l’empêche de prendre du recul. Cela peut activer son circuit de récompenses. Cette phase rejoint ce que Ferenczi appelait confusion de langue entre l’expression de la tendresse naïve de l’enfant et celle de la jouissance sexuelle de l’adulte.

2) La phase de perplexité : l’enfant a un vague sentiment que quelque chose n’est pas normal, ce qui est confirmé par l’insistance du parent. Il ne s’agit plus d’un jeu car ces faits lui procurent des sensations qu’il ne maîtrise pas, qu’il ne comprend pas. L’enfant souhaiterait arrêter cette relation mais il ne le peut pas, pris dans un conflit de loyauté avec le parent abuseur qu’il ne contrarier, pour ne pas lui déplaire.

3) La phase du secret partagé : l’enfant comprend le danger et obéit à la « loi du silence » imposé par l’adulte par diverses stratégies.

4) La phase d’impuissance: l’enfant est totalement dominé mais il peut vaciller entre deux positions extrêmes : le rejet de l’adulte qu’il considère comme un agresseur, et l’affection envers ce parent qui s’occupe de lui et peut par ailleurs se montrer normalement affectueux.

5) La phase de coping : l’enfant se résout à la servitude, et apprend à faire face pour survivre, développant ses capacités de résilience.

6) La phase de révélation : le dévoilement des faits est toujours effectué avec un retard important et une anxiété majeure. Souvent tardive et douloureuse, elle est provoquée par un événement qui favorise la prise de conscience. 

7) La phase de rétraction : la victime, désormais accusée par son entourage, voire exclue de la famille, peut préférer revenir sur ses aveux pour revenir dans la famille dont elle craint de perdre l’affection.

Pour la victime, il est donc très long de pouvoir accéder à la conscience du problème,  d’autant plus que des processus peuvent la faire taire, comme la honte, des techniques de silenciation, l’emprise, les conflits de loyauté, la crainte de perdre l’appartenance à la famille.

On comprend bien que ces phénomènes peuvent impacter les relations interpersonnelles de l’incesté·e devenu·e adulte, ainsi que ses repères sur la question de la sécurité et de la confiance en elle et dans les autres, sa vulnérabilité, son sentiment d’appartenance, ses relations. 

  1. Organisation mondiale de la santé, Rapport mondial sur la violence et la santé, 2002, chapitre 6, p.165. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/42545/9242545619_fre.pdf 
  2. Patrick Ayoun, Hélène Romano, Inceste. Lorsque les mères ne protègent pas leurs enfants, Toulouse, Érès, 2013.
  3. Hélène Romano, Préface à Soraya de Moura Freire, Luc Massardier, Femmes et mères après l’inceste,  Érès, Toulouse, p.8.
  4. Selon l’enquête de l’association Face à l’inceste, 2020 : https://facealinceste.fr/blog/dossiers/le-nouveau-chiffre-de-l-inceste-en-france
  5. Judith Herman, « Complex PTSD : A syndrome in survivors of prolonged and repeated trauma », Journal of Traumatic Stress, 5, 3, p.377–391, 1992.
  6. Cette approche du traumatisme ne se demande pas « Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? » mais « Que vous est-il arrivé? » Elle ne se focalise donc pas sur de prétendus symptômes, dans une approche pathologisante, mais cherche à voir et valoriser comment la personne a fait avec le ou les événement(s) traumatisant(s) qu’elle a traversé. Elle cherche les moyens de soutenir les besoins spécifiques de ces personnes en les considérant comme des survivants, des individus uniques qui ont vécu des situations extrêmement anormales et se sont débrouillés du mieux qu’ils ont pu.
  7. Dre Muriel Salmona, « Crimes sexuels : face à la fréquence des amnésies traumatiques, la prescription est injuste et discriminatoire », 21 février 2021, p.5. https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/202102_amnesie_traumatique.pdf 
  8. Soraya de Moura Freire, Luc Massardier, Femmes et mères après l’inceste, Érès, Toulouse
  9. Rosemarie Bourgault, « Trauma complexe ou DESNOS », in Marianne Kédia et al., L’Aide-mémoire de psychotraumatologie, 3e édition, Dunod, 2020, p.66.
  10. Voir Mathieu Lacambre, « Comprendre l’ampleur et les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles intrafamiliales », Conférence en ligne, Educsol, 2021. https://www.youtube.com/watch?v=5PtjeiwElxw&ab_channel=%C3%A9duscol
  11. Décrit par Roland C. Summit dans « The child abuse accomodation syndrome, Child abuse and Neglect », Child Abuse & Neglect, Volume 7, Issue 2, 1983, pp. 177-193.